JOHN M. KELLY LIBDAKY
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Donated by The Redemptorists of the Toronto Province
from the Library Collection of Holy Redeemer Collège, Windsor
University of St. Michael's Collège, Toronto
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LE SAINT TRAVAIL
DES MAINS
IMPRIMATUR.
Atrebati, die 12 Junii 1896.
In festo S. S. Cordis Jesu. Z. Lié.nard, Vie. Gen.
LE
SAINT TRAVAIL
DES MAINS
ou
LA MANIÈRE DE GAGNER LE CIEL
PAR LA PRATIQUE DES ACTIONS MANUELLES
Ouvrage autant utile que nécessaire aux Religieux et Religieuses qui sont occupés aux offices de Marthe.
Par le R. P. Thomas LE BLANC, S. J.
Quoniara non cognovi litteraturara, in- troibo in potentias Domini.
[Psalin. lxx, l5.)
IVe Édition revue avec soin par un Père de la même Compagnie.
TOME I
MONTREUIL-SUR-MER
(Pas-de-Calais) IMPRIMERIE N.-D. DES PRES
PARIS.— VIC ETAMAT
Libraires-Editeurs I I, RUE CASSETTE, I I MDCCCXCVI
APPROBATIONS
APPROBATIONS DES DOCTEURS.
Je soussigné, Docteur et Professeur en la sacrée Faculté de Théologie, certifie avoir lu attentivement le livre intitulé : Le saint Travail des mains, ou la manière de gagner le Ciel par la pratique des actions manuelles, composé par le Révérend Père Thomas Le Blanc, Provincial de la Compagnie de Jésus en la Province de Champagne, et que je n'y ai trouvé aucune chose contraire à la pureté de la foi et à l'intégrité des mœurs ; au contraire la doctrine de l'auteur ressent la piété et explique tout ce qui est nécessaire pour arriver au haut de la perfection re- ligieuse, et principalement de la vie active qu'on attribue à Marthe, par où on y peut arriver doucement et généreusement. C'est pourquoi, comme par la gravité des sentences, par la va- riété d'agréables arguments d'une solide piété, et par la facilité avec laquelle l'auteur s'explique, j'estime qu'il sera profitable à tous; ainsi je crois qu'on n'en doit point priver le public.
A Rheims, le 6 août 1 658.
DANIEL ÉGAN.
Je soussigné, Docteur en la Faculté de Théologie de Rheims, et Curé de Saint-Julien du dit Rheims, certifie avoir vu le livre intitulé : Le saint Travail des mains, ou la manière de gagner le Ciel par la pratique des actions manuelles, composé par le Révérend Père Thomas Le Blanc, de la Compagnie de Jésus, et Provincial en la Province de Champagne ; et de n'avoir rien trouvé audit volume qui ne soit conforme à la doctrine catho- lique, et digne d'être mis en lumière, et qui ne soit très utile et très profitable à toutes les personnes, tant religieuses que dévotes.
A Rheims, le 26 août 1 658.
J. CRUCHART.
FACULTE DU RÉVÉREND PÈRE PROVINCIAL DE LA PROVINCE DE CHAMPAGNE.
Je soussigné, Provincial de la Compagnie de Jésus en la Pro- vince de Champagne, permets que le livre intitulé : Le saint
VI APPROBATIONS
Travail des mains, ou la manière de gagner le Ciel par la pra- tique des actions manuelles, composé par le Révérend Père Thomas Le Blanc, Religieux de notre Compagnie, Docteur en Théologie, soit imprimé, puisqu'il a l'approbation de trois Théo- logiens qui l'ont examiné.
Fait à Dijon, ce 12 juin 1 658.
Nicolas ROGER.
La part de Magdelène, c'est-à-dire, la vie contemplative ayant été amplement, doctement et saintement traitée par diverses et pieuses plumes, il semblait que celle de Marthe, qui est l'active, eût été ou négligée, ou légèrement touchée. Par conséquent nous avons grand sujet de nous réjouir de ce que le Révérend Père Thomas Le Blanc, à présent Provincial de la Compagnie de Jésus en la Province de Champagne, a adroitement satisfait à cette lacune par Le saint Travail des mains, ou la manière de gagner le Ciel par la pratique des actions manuelles, qu'il a com- posé, dans lequel je n'ai rien trouvé de contraire aux bonnes mœurs, ni à la foi catholique ; aussi estimé-je qu'il mérite d'être donné au public.
Fait à Lyon, ce i3 mars 1661.
DEVILLE, V. Gén. Subst.
PERMISSION.
Vu l'approbation ci-dessus, je juge très utile l'impression de ce livre, intitulé : Le saint Travail des mains, ou la manière de gagner le Ciel par la pratique des actions manuelles, composé par le Révérend Père Thomas Le Blanc, Provincial de la Com- pagnie de Jésus en la Province de Champagne.
A Lyon, ce i5 de mars 1661.
L'abbé de St-JUST, Vie. gén.
AU TRES REVEREND PERE
LE RÉVÉREND PÈRE
DOM PEGON
GÉNÉRAL DE L'ORDRE DES CHARTREUX
'AFFECTION singulière qu'il a plu à Votre Révérendissime Paternité, et à tous vos vénérables Pères et Religieux, de té- moigner en tout temps à notre Compa- gnie, m'oblige non seulement d'en avoir de sensibles ressentiments au cœur ; mais aussi de vous en faire paraître mes reconnaissances.
I. Dès la première naissance de la Compagnie, lorsqu'elle était encore dans son berceau, elle fut attaquée par toutes les furies de l'enfer ; la Charité et le ^èle de vos Prédécesseurs vinrent au secours de saint Ignace et de tous ses enfants, les fortifiant par leurs conseils, les animant par leurs ardeurs, les soutenant par leur autorité, les rendant victorieux par l'efficacité de leurs prières et par les mérites de leurs saintes actions. Ils firent alors une sainte pro- fusion, qui a été d'un profit inestimable à toutes les Nations de la Terre, en leur communiquant tous leurs Trésors spirituels et leur en donnant une en- tière participation, comme s'ils eussent été les mem-
VIII EPITRE
bres de votre sainte Communauté ; et, par' un excès de bonté, ils étendirent ce don très précieux à toute leur postérité. De sorte que tous les hommes aposto- liques qui ont travaillé dans la Chine, dans le Japon, dans les Indes, dans le Brésil, le Pérou, le Canada et tout le reste du monde, parmi les Hérétiques, les Schismatiques, les Turcs et les Infidèles, ont porté avec eux cette force intérieure , qui a tellement ren- forcé leur courage, que les Vents, les Orages, les Pirates, les Bourreaux, les Tyrans et toute la rage des Démons n'ont pu empêcher leur %èle de s'exposer à tous les périls les plus évidents, et aux tourments les plus étonnants et les plus cruels.
L'éclat de la Vertu des Chartreux, reconnus de tout le monde pour des hommes célestes, fit d'abord re- jaillir sur nos premiers Pères une splendeur si ai- mable et si brillante qu'elle ravit d'admiration tous les peuples, qui jugèrent que ceux-là méritaient leur amour et leur bienveillance qui étaient dans votre agrément et approbation.
II. Chacun sait que votre saint Ordre est né dans le miracle, et que Dieu, par une providence admi- rable et par un amour singulier envers vous, a fait sortir les Morts du plus profond et du plus téné- breux des abîmes, pour vous élever au Ciel et vous y donner une éclatante couronne de gloire.
Saint Bruno prit la vie là où ce malheureux Doc- teur qui déclara publiquement ses crimes et ses sup- plices, avait trouvé la mort ; et dans la vue de cette obscurité il se fit une étoile de la première gran- deur, pour paraître sous cette figure dans une mer- veilleuse lumière, avec ses six Compagnons, à saint Hugues, évêque de Grenoble. Ils se logèrent près du
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ciel, sur des Montagnes fort hautes et presque inac- cessibles, pour converser, par cet éloignement de la Terre et des Hommes, dans une plus grande paix et dans une plus grande assiduité avec les Anges, et avec leur Créateur et Rédempteur.
Cette manière de vie les fit estimer dans toute V Europe, plutôt des Esprits célestes que des Hommes de cette Terre de misères ; et de fait, saint Bernard, dont les yeux très perçants pénétraient jusqu'au fond des cœurs, les prit pour des Anges. Vous save\ qu'en VEpître qu'il écrit à ceux qui vivaient au Mont-Dieu, il leur parle en ces termes : « Votre profession est très sublime et très élevée au-dessus du commun des hom- mes. Elle va de pair avec les Esprits bienheureux, et possède une pureté Angélique. Vous n'avez point seu- lement voué toute la sainteté possible, mais la per- fection de toute la sainteté, et le comble de toute la perfection consommée. » Et Pierre de Blois assure que« vos Maisons sont plutôt une demeure d'Anges, que des Monastères d'hommes mortels, et sujets aux passions et dérèglements de la nature corrompue. »
III. Les Anges mêmes sont descendus du Ciel pour confirmer cette vérité, en se rendant visibles à plu- sieurs de vos Religieux, en les soulageant dans leurs besoins, les renforçant dans les attaques, les cou- ronnant dans leurs victoires. Ils ont éclairé leurs Oraisons, les ont transportés hors d'eux-mêmes, dans des extases et des ravissements admirables ; ils ont fortifié leurs actions et béni toutes leurs entreprises.
Ces Esprits de lumière ont estimé qu'un des meil- leurs moyens d'éclairer les peuples, est de vous bâtir des Monastères dans les Provinces. Pour cette rai- son, ils en ont marqué le lieu et tracé le plan, comme
X • EP1TRE
celui qui désigna la place où l'on construirait le Mont-du-Sauveur, près d'Erfort, en Allemagne. Il y parut dans une si rayonnante splendeur, et dans une si aimable et si charmante beauté, que le Maître Ar- chitecte, à qui il s'était rendu visible, certifia qu'il perdrait volontiers le meilleur de ses yeux, pour jouir encore une seule fois de cette vue si ravis- sante l.
IV. La glorieuse Vierge a pris votre saint Ordre sous sa protection, consolant ceux qui étaient inquié- tés de quelques tentations, fortifiant les faibles, en- courageant et maintenant les forts, donnant de nou- velles lumières aux mieux éclairés, et de célestes ar- deurs aux plus enflammés. Dès le commencement , elle envoya saint Pierre à vos premiers Pères que saint Bruno avait mis dans la Chartreuse, près de Gre- noble, et les assura par sa bouche qu'elle ne les aban- donnerait jamais, et les prendrait toujours en sa particulière sauvegarde, moyennant qu'ils dissent tous les jours l'Office que l'Église a ordonné en son honneur. Cette promesse s'est trouvée très véritable dans tous les siècles, et jamais l'assistance de cette Reine du Ciel n'a manqué à votre sainte Religion, ni à aucun de ses Enfants.
V. Le Saint-Esprit vous communique ses ardeurs avec une telle abondance, et dans des feux si embra- sés, que le Cardinal Jacques de Vitry appelle votre Religion, la Fournaise du Saint-Esprit, qui purge l'or et sépare l'écume de l'argent. Dans ce sacré creu- set se forment des hommes tout d'or et tout de feu, pour allumer, par leur charité et par la chaleur de
1 Serarius, liv. V, Hist. Mog., p. 86 1 .
EPITRE XI
leur yèle, les brasiers de l'amour divin par toute V Église.
VI. La Très Sainte Trinité a déclaré dans plusieurs admirables visions, et par des prodiges au delà des forces de la Nature, que tout votre Ordre est com- posé de Saints, et le glorieux saint Bernard, très éclairé en ces matières, donne cet auguste Nom à tous vos Religieux.
Quel prodige plus notable, plus surprenant, et plus à notre propos que celui qui arriva l'an 1450 ? Un jeune homme, étant ressuscité dans la ville de Rome, au milieu d'une très nombreuse assemblée de peuple, aperçut dans la foule un Chartreux. A l'ins- tant, épris d'une sensible joie, il accourt à lui, prend son habit à la main, et s'écrie :« Sache^,mes frères, que le ciel est rempli de Religieux habillés de cette sorte l. »
Un Religieux de l'Ordre de Saint-Jérôme (renom- mé pour ses vertus, et pour la singulière communi- cation qu'il avait avec Dieu, qui lui déclarait plusieurs secrets, et l'animait à la perfection par d'excellentes visions) étant revenu à lui,*après un ravissement qui l'avait transporté en Paradis et lui avait montré les merveilles qui y sont renfermées, son Supérieur l'in- terrogea s' il avait vu dans ce séjour de bonheur quel- ques Chartreux, qui mènent une vie si étonnante par leur retraite et par leur austérité si exemplaire. « Oui, oui, mon Père, lui dit-il, j'y en ai aperçu une si grande quantité, qu'ils y paraissent comme de nom- breux essaims d'Abeilles sacrées, et je vous assure que le Ciel en est tout plein. »
1 Petrus Dorlandus, liv. V, ch. xxvi.
XII EPITRE
VII. Les Morts mêmes parlent à la louange de votre saint Ordre, qui sanctifie tous ses enfants. Un Novice, incité à la fuite par l'ennemi de son bonheur, avait déjà fait quelques pas pour son retour au siècle de corruption, et passait par le Cimetière où l'on enterrait les Religieux. Alors les Aines de ces fer- vents Serviteurs de Dieu l'arrêtèrent au passage, et, lui apparaissant dans un merveilleux brillant de gloire, lui dirent : « Retourne^ promptement à votre Cellule, reprenez votre habit, et maintenez-vous dans une constante persévérance. Nous vous assu- rons, par le nom du Dieu vivant, que tous ceux qui sont enterrés dans ces tombeaux sur lesquels vous passe^ sont Saints, et jouissent en ce moment de la glorieuse vue de leur Créateur, à la réserve d'un seul '. »
VIII. Et en vérité, quel moyen y a-t-il de ne se point sanctifier dans la retraite d'une solitude qui tient l'âme comme dans une forteresse inaccessible à tous les ennemis qui ont conjuré notre ruine, qui dompte les plus vives et les plus farouches passions, par une abstinence de viande si rigoureuse qu'elle ne change pas même à la vue d'une mort certaine, et par des jeûnes qui durent presque toute Vannée, et qui enfin attache l'âme à son souverain Bien par des oraisons si fréquentes et si longues, qu'elles occupent presque tout le jour et toute la nuit, dans les églises en la présence du Saint Sacrement, et au milieu d'un grand nombre de Serviteurs de Dieu, comme au mi- lieu d'autant de Chérubins et de Séraphins, qui par une extase d'amour s'écrient sans cesse : Saint, Saint,
1 Petrus Sutor in Chron. ann. i35o.
EPITRE XIII
Saint est le Dieu des armées; Gloire soit au Père, au Fils et au Saint-Esprit ?
IX. Ces considérations me font concevoir pour- quoi les Peuples, les Princes, les Evêques et les Sou- verains Pontifes ont donné des noms si vénérables et si augustes à vos Monastères. Les uns sont appe- lés VÉchelle-du-Ciel, la Porte-du-Ciel, le Mont-Dieu, le Trône de la Sainte-Trinité. Les autres se nomment la Porte de la Bienheureuse-Vierge-Marie, sa Fon- taine, son Jardin, et son Trône. Les autres s'ap- pellent le Val-de-Grdce, le Val-des-Vertus, le Val de Tous-les-Sai7its, le Mont-des- Anges .
X. Je ne m'étonne plus des éloges que tous les Écrivains et tous les Docteurs donnent à une si cé- leste et si divine Religion. Thomas à Kempis nomme votre sainte Congrégation, la Lumière de la vie, et Laurent de Liège assure qu'elle est l'Elite et la Fleur de tout le monde. Les Papes, comme les Vi- caires de Jésus-Christ, l'ont constituée l'Asile et le Port de tous les hommes du siècle, et le dernier re- fuge des Religions les plus austères et les plus écla- tantes en probité et en science, donnant une générale permission à tous les autres Religieux qui ne trouvent point à leur gré asse^ d'union avec Dieu dans leurs Monastères, de la chercher dans vos Cellules et dans votre Chœur.
XI. Ils savent très bien, par une longue expérience de tant de siècles, que le relâche, si ordinaire dans les plus élevées et glorieuses entreprises, n'a jamais trouvé aucun lieu dans vos Cloîtres ; mais que l'exac- titude au silence, la demeure en la solitude, la vigi- lance et les visites des Supérieurs, ont non seulement maintenu les Règles dans une fermeté inébranlable,
XIV EPITRE
?nais ont aussi conservé les Religieux dans une per- fection qui se rend plus remarquable et plus exem- plaire dans le progrès.
XII. Cette parfaite vertu a pris de si profondes racines dans les Monastères, qu'elle a produit des
fruits admirables dans les dignités Ecclésiastiques ; plusieurs en ayant été tirés contre leur gré, pour être Évêques, Archevêques, Légats apostoliques et Cardinaux, et dans la splendeur et exaltation de leur pourpre, ayant maintenu et augmenté l'Humilité, la Charité, le ?xèle du salut du Prochain, et toutes les vertus, sans excepter l'intime union avec Dieu.
Nicolas Albergati, Évêque de Bologne, Cardinal et grand Pénitencier, Légat en plusieurs royaumes,
Aymo, Archevêque de Tarentaise,
Guillaume , Archevêque d'Ambrun,
Humbert, Archevêque de Vienne,
Saint Anthelme, Evêque de Bellay,
Saint Etienne, Evêque de Die,
Saint Artaud, Évêque de Bellay,
Saint Hugues, Évêque de Lincolne,en Angleterre, et les autres, en sont des témoins sans reproche.
XIII. Ils ont profité non seulement à eux-mêmes et à quelques particuliers, mais aussi à toute l'Église, qu'ils ont soutenue par leurs prières et mortifications, et maintenue par leur autorité et par leur ferveur contre les Hérétiques et les Schismatiques.
Les Chartreux furent les premiers qui recon- nurent Alexandre III pour Vicaire légitime de Jésus- Christ et Chef de son Église. Ce qui donna un tel poids à cette affaire d'une si haute importance , qu'il fut reconnu incontinent' par les François, par les Es- pagnols et par les Anglois qui rejetèrent entièrement
EPITRE XV
l'Antipape, lequel causait une périlleuse division *.
XIV. Si leurs Oraisons, leurs avis et leurs [indus- tries ne suffisent pas pour arrêter la fureur de l'im- piété, ils s'efforcent d'éteindre ses feux par leur sang. L' Angleterre en donne des marques signalées en toutes ses Provinces. Jean, Prieur de Londres ; Robert Laurent, Prieur de Belleval ; Augustin de Bebster, Prieur de la Visitation de la Bienheureuse- Vierge-Marie ; Hunfride Midder?none,\SébastienNu- degate, Guillaume de Meuve, et une infinité d'autres en sont de fidèles témoins.
Les Pays-Bas ont vu avec étonnement la constance des Chartreux dans Ruremonde , où la plupart furent martyrisés par les Hérétiques Calvinistes, dans les tumultes qu'ils excitèrent pour leur fausse liberté. Les uns y furent tués à coups d'épée, les autres transpercés avec des épieux et des hallebardes ; les autres arquebuses, les autres traînés par les rues et étranglés ; quelques-uns assommés à coups de hache, les autres tués à coups de poignard et tourmentés par de très cruels supplices.
Ce serait un discours infini, si je voulais parcou- rir tous les Saints et tous les Martyrs de l'Ordre. Je me contenterai d'ajouter quelques frères laïcs, à qui j'adresse particulièrement ce Traité.
Les plus grands Seigneurs des royaumes, et les Princes mêmes, se sont tenus bienheureux d'obte- nir l'habit et l'état de Frères Convers dans ce domi- cile de vertu et de sainteté. Ferri,fils de Fridéric I, Empereur, y a foulé aux pieds les Couromies de la terre, pour se mettre sous les pieds de tous les autres.
1 Vita S. Anthelmi.
XVI EPITRE
Gérard, comte de Nevers,y a vécu avec une extrême humilité. Un comte d'Autriche y a fleuri en toutes sortes de vertus. Pierre Frécolde, père du Pape Clément IV, se retira dans la grande Chartreuse, et s'y rendit admirable par son exacte observance re- ligieuse ' .
XV. Laissons le reste pour voir couler le sang de ces saints Personnages, qui, sous l'habit d'humbles Convers, ont donné à leur Ordre et à toute l'Église de très invincibles Martyrs.
En Flandre, frère Etienne, étant portier d'un Mo- nastère, frère Albert, étant cuisinier, frère Jean Gittard, boulanger, ne purent jamais être persuadés par les Hérétiques de renier la foi, qu'ils confir- mèrent par leur généreuse constance jusqu'à la mort.
En Angleterre, Guillaume Home, Thomas Sche- nen, Robert Halte, Guillaume Greneuvœde, Gaultier Person, Thomas Redingh et d'autres, surmontèrent toutes les incommodités de la prison et toutes les cruautés des Bourreaux, pour confesser les vérités de la créance de V Église, et y reçurent la glorieuse couronne du Martyre.
Je ne parcourrai point les autres Royaumes et Provinces de la Chrétienté , pour ne pas changer une lettre en un volume entier. Les vertus de Votre Révérendissime Paternité et de tous ses saints Reli- gieux, nous font facilement croire et comme toucher au doigt des merveilles encore plus surprenantes que celles que je viens de raconter. Je m'étendrais volon- tiers sur les louanges de sa rare prudence dans ta conduite de cette troupe choisie de notre Sauveur, de
1 Petrus Dorlandus in Chron.
EPITRE XVII
son ardente charité envers tous, de son %èle admi- rable en l'avancement de la gloire de Dieu, et de toutes les autres vertus qu'elle possède en éminence ; mais je suis averti de modérer mon désir par la crainte de désobliger sa modestie et son humilité, qui ne veulent autre témoin de ses actions que Dieu même.
Il ne me reste donc plus qu'à la supplier très humblement de recevoir ce petit Traité, comme un témoignage du désir que toute notre Compagnie a de s'unir toujours de plus en plus, par une très sincère charité, à votre saint Ordre, et de lui témoigner une légère reconnaissance des obligations qu'elle sait lui avoir. C'est aussi le souhait très ardent,
Mon très Révérend Père,
De votre très humble et très obéissant serviteur en Notre-Seigneur.
Thomas LE BLANC.
AVERTISSEMENT sur la nouvelle Édition.
'OUVRAGE que nous entreprenons de res- tituer au public a pour auteur le R. P. Tho- mas Le Blanc, pieux et savant Jésuite, comme l'appellent le Dictionnaire histo- rique de Feller et la Biographie universelle de Mi- chaud, modèle accompli du parfait religieux dans les divers emplois que lui confia l'obéissance, au té- moignage de ses Frères.
Il naquit en i 597 à Vitry-le-François en Champagne, il entra dans la Compagnie de Jésus à l'âge de vingt ans, en 1 6 1 7, et y enseigna les Belles-Lettres, l'Hébreu et l'Écriture sainte. Tout le reste de sa vie on l'appliqua au gouvernement, et il devint tour à tour Recteur des Collèges de Châlons, de Verdun, de Pont-à-Mousson, d'Auxerre, de Dijon et de Reims. Il fut aussi Provin- cial de la Province de Champagne et plusieurs fois Député aux Congrégations générales.
Ses nombreuses et importantes occupations ne l'em- pêchèrent pas de composer une multitude d'ouvrages, dans lesquels tous les trésors de la sagesse et de l'onc- tion du Saint-Esprit se trouvent réunis aux richesses de l'érudition la plus variée. Son principal ouvrage est un Commentaire littéral et mystique des Psaumes :
XX AVERTISSEMENT
Analysis Psalmorum Davidicorum 6 vol. in-fol., imprimé jusqu'à trois fois dans la seule ville de Co- logne. Voici les titres de quelques-uns de ses autres écrits : Le bon Écolier; le Chrétien dans l'Église; V Homme de bonne compagnie ; le Soldat généreux; le bon Riche et le bon Pauvre ; le bon Vigneron; le bon Laboureur ; le bon Artisan; le bon Valet et la bonne Servante; la Consolation des Veuves; le Mi- roir des Vierges; et enfin le présent ouvrage, Le saint Travail des mains.
En 1669, parvenu à l'âge de soixante-douze ans, il s'endormit paisiblement dans le Seigneur, à Reims, laissant après lui une mémoire bénie.
Le saint Travail des mains est, en son genre, un des meilleurs livres qu'ait produits le dix-septième siècle, qui chez nous en a vu naître tant d'excellents. Nous croyons n'être que juste en réclamant pour lui une place d'honneur à côté du célèbre Traité de la Perfection chrétienne et religieuse du R. P. Alphonse Rodriguez, avec lequel il a beaucoup de rapports et qu'il complète même heureusement à certains égards.
En le composant le R. P. Le Blanc a eu pour but de tracer une règle de conduite aux Religieux et aux Religieuses qui, dans leur cloître, se consacrent aux fonctions laborieuses de Marthe, afin de ménager à leurs Frères et à leurs Sœurs les loisirs dont Made- leine a besoin pour se livrer à la contemplation. Ceux auxquels il s'adresse avant tous les autres sont, ainsi qu'il convenait, les Frères Coadjuteurs de l'Ordre dont il était lui-même membre. Cependant il a eu en vue aussi les Convers et les Converses qui servent le Seigneur dans les familles religieuses différentes de la sienne, et les avis qu'il donne aux premiers s'ap-
AVERTISSEMENT XXI
pliquent aisément aux seconds. Il a môme visé plus loin et il a cherché à être utile encore aux nombreux chrétiens qui, demeurés dans le siècle, y sont occupés aux travaux manuels des artisans.
Dans un premier livre il s'efforce d'inspirer aux Frères et aux Sœurs une haute estime de leur état, pour y réussir il leur en découvre l'excellence, l'utilité et les joies. Aux trois livres suivants il leur met sous les yeux leurs devoirs à l'égard de Dieu, leurs devoirs à l'égard du prochain, leurs devoirs à l'égard d'eux- mêmes. Au cinquième livre, il énumère les disposi- tions dont ils doivent être animés pour bien remplir leurs divers emplois. Au sixième livre il entre dans le détail de ce qui concerne chacun de leurs offices. Dans le septième livre il les prémunit contre les tenta- tions, principalement contre celles qui mettraient en péril la persévérance dans la vocation. Considérant ensuite qu'ils ne peuvent se dispenser d'avoir parfois des relations avec les gens du monde bien qu'ils ne soient plus du monde, il leur apprend dans le hui- tième livre comment ils pourront traiter fructueuse- ment avec les séculiers. Enfin, joignant l'exemple au précepte, dans le neuvième livre il esquisse rapide- ment la biographie de quelques Frères et de quelques Sœurs qui, dans l'humble condition de Convers et de Converses, sont parvenus à un haut degré de sainteté.
Ce programme, on le voit, est aussi simple que complet, il est parfaitement ordonné et sa mise à exé- cution ne laisse rien à désirer ni pour le fond ni pour la forme.
La doctrine que l'auteur y développe est exacte. Les principes mis en avant par lui sont empruntés à l'Évangile et s'imposent tout d'abord par leur lumi-
XXII AVERTISSEMENT
neuse évidence. Les conclusions qu'il en déduit au nom de la logique défient toute contradiction. Sa fa- çon de procéder est basée sur la connaissance de la nature humaine, c'est à l'homme tout entier, c'est à chacune de ses facultés qu'il fait appel pour atteindre le résultat qu'il poursuit, et tout en concentrant ses efforts sur la volonté, il ne néglige pas d'éclairer l'intelligence. Il est essentiellement pratique et c'est le bon sens qui par sa bouche formule les Règles qu'il prescrit. Il suffit d'en lire avec attention quelques pages pour reconnaître en lui un Directeur sage et ex- périmenté qui, sans se contenter de renseignements de seconde main, s'est mis en relation directe et en con- tact immédiat avec les choses dont il parle, suivant partout les Frères, accompagnant chacun d'eux dans son office, l'observant à l'œuvre, l'écoutant et l'inter- rogeant sur place, à l'occasion même mettant la main à la besogne avec lui et comme lui. Jamais il n'oublie qu'il a affaire à des Religieux qu'il faut arracher au terre-à-terre de leurs travaux quotidiens, et il ne perd aucune occasion de leur faire lever la tête et regarder le Ciel. Avec un à-propos merveilleux il excelle à leur faire trouver dans les détails les plus vulgaires de leurs emplois respectifs une abondante matière de con- templation et comme autant d'échelons pour s'élever incessamment à Dieu.
Quant à la forme, elle est tout ce qu'elle doit être, le style est clair, sans apprêt et non pas sans charme.
Un tel livre est destiné à produire un grand bien. Il ne saurait assurément être trop répandu et dans le passé il l'a été beaucoup ; malheureusement le temps a exercé sur lui ses ravages et fait disparaître un grand nombre de ses exemplaires. Publié d'abord en
AVERTISSEMENT XXIII
1 66 1 mais bientôt épuisé, imprimé une seconde fois en 1669, puis une troisième il y a une cinquantaine d'années en 1847, il est aujourd'hui à peu près in- trouvable, au grand regret de bien des âmes privées ainsi des enseignements salutaires qu'elles auraient pu puiser dans sa lecture si comme autrefois il était en- core à leur disposition.
Une réimpression était donc désirable ; grâce aux presses des RR. PP. Chartreux du monastère de Notre- Dame des Prés qui d'eux-mêmes ont pris l'initiative de cette bonne œuvre, une nouvelle édition paraît en ce moment.
Il y a longtemps, au surplus, que Le saint Travail des mains est l'obligé des vénérables Fils de saint Bruno. La singulière bienveillance que les membres actuels de ce saint Ordre témoignent aujourd'hui à l'ouvrage du R. P. Le Blanc, en se constituant spon- tanément ses éditeurs, n'est pas une nouveauté ; elle ne fait que continuer la protection dont leurs aînés l'ont autrefois entouré à l'époque de sa première pu- blication. C'est sous leurs auspices en effet, et, pour ainsi parler, avec leur caution qu'il lui a été donné de voir le jour comme l'atteste la belle Épître dédicatoire par laquelle son Auteur prie le Révérendissime Dom Pégon leur Supérieur général et tous les siens d'agréer l'hommage de son livre '.
Nous aurions été heureux de reproduire Le saint Travail des mains tel qu'il est sorti des mains de celui qui l'a rédigé ; mais des amis et des frères, dont les conseils seront toujours pour nous des ordres, nous ont fait renoncer à ce projet. Tout en rendant comme
' Voir page v et suivantes.
XXIV AVERTISSEMENT
nous justice au mérite de l'ouvrage, tout en reconnais- sant que dans son état actuel il n'est pas seulement à l'abri de tout reproche quant à l'essentiel, mais qu'il peut encore passer pour un véritable chef-d'œuvre, ils nous ont fait remarquer que le milieu en vue duquel il a été écrit et qui l'a accueilli avec tant de faveur à son apparition, il y a plus de deux cents ans, diffère notablement du milieu dans lequel il va reparaître. Par conséquent, en ont-ils conclu, si nous voulons qu'il continue à produire le bien qu'il a opéré autrefois, il faut que nous tenions compte des circonstances et que nous nous décidions à accomplir sur certains points accessoires les modifications exigées par la diversité des époques.
Avec la haute compétence en matière d'ascétisme dont ils ont tant de fois donné la preuve, les RR. PP. Char- treux étaient assurément à même, autant que per- sonne, de mener à bonne fin le petit travail de rema- niement dont nous venons de constater l'opportunité. Pour l'exécuter tel qu'on pouvait le souhaiter, il aurait suffi à l'un d'eux de l'entreprendre. Néanmoins ils n'ont pu se décider à le faire ; en s'en chargeant eux-mêmes ils auraient craint de paraître avoir voulu porter la faulx dans la moisson d'autrui. Par un sentiment de délicatesse qu'ils nous permettront de trouver excessif, ils ont jugé qu'à un Frère seul il appartenait de tou- cher à l'œuvre de son Frère, pour la mettre en har- monie avec le présent et la débarrasser, au besoin, des légères taches de rouille que le temps aurait déposées sur quelques-unes de ses parties. Ils nous ont vivement pressé de prendre sur nous ce soin. Nous n'avons pu résister à leurs instances ni leur refuser une chose à laquelle ils affirmaient attacher beaucoup de prix.
AVERTISSEMENT XXV
Pour répondre de notre mieux à ce qu'on nous de- mandait, nous avons étudié consciencieusement l'ou- vrage du R. P. Le Blanc; et tout en nous imposant la loi de ne le modifier que le moins possible et de n'y toucher respectueusement qu'avec la lime, si on nous permet de nous exprimer ainsi, nous nous sommes efforcé de le faire profiter des quelques petites amélio- rations dont il nous a paru susceptible. Les légers changements que nous avons été amené ainsi à lui faire subir, ne portent en aucune façon sur sa partie doctrinale qui, nous ne saurons assez le répéter, est de tout point inattaquable ; ils ne tombent guère que sur la forme. Sans entrer dans un détail qui nous entraînerait trop loin et qui n'aurait aucun intérêt pour le lecteur, disons-lui seulement que nos modifica- tions ont consisté surtout à remplacer par leur équi- valent certains mots aujourd'hui hors d'usage, et dont plusieurs ne seraient compris qu'avec peine par tels ou tels de nos contemporains, ou encore à rendre plus corrects certains tours de phrase que notre syntaxe actuelle n'admet plus. En somme, nous espérons n'a- voir fait en tout ceci que ce que le vénérable Auteur ferait lui-même s'il était de retour parmi nous. Puis- sions-nous ne pas nous être trop flatté!
Collège Notre-Dame de Boulogne-sur-Mer, 24 mai 1896, le saint jour de la Pentecôte.
Mar. Xav. de Franciosi, S. J.
LE
SAINT TRAVAIL
DES MAINS LIVRE PREMIER
l'excellence, l'utilité et le bonheur de l'état des frères convers dans toutes les religions.
SECTION PREMIÈRE Son Excellence.
CHAPITRE PREMIER.
LES SAINTS ONT EU EN GRANDE ESTIME L'ÉTAT DES RELIGIEUX OCCUPÉS AUX OFFICES DE MARTHE.
I. Nous devons suivre le jugement des Saints. — II. Les Saints fuient les honneurs. — III. Les Saints ont aimé et embrassé l'état des Convers. — IV. Conclusion.
uand on veut savoir l'excellence d'un tableau, ion s'adresse à un Apelles. Si l'on doute de la bonté d'une attitude et des proportions d'une statue, on suit le jugement de Phidias et de Polyclète. Si l'on veut trouver le prix d'un diamant, on se transporte chez quelque excellent joaillier, et non pas chez un paysan qui n'en a jamais vu, et qui serait ébloui à son premier T. I. i
2 LE SAINT TRAVAIL DES MAINS
éclat dans l'ignorance de sa valeur : comme ce Suisse, qui après la bataille de Granson, donna le gros diamant de Charles, duc de Bourgogne, une des plus riches pierres précieuses de l'Europe, pour un florin qui valait vingt sous de France.
Le même se doit pratiquer en matière de vertu. Les hommes aveuglés par leurs passions n'en sont ni bons juges, ni bons conseillers ; mais les Saints sont pour nous les oracles de la Divinité. Ils sont sans cesse dans les rayons du ciel, par la splendeur desquels ils pénètrent jusqu'au plus profond de la moelle, sans s'amuser à la vue de l'é- corce et de l'apparence extérieure. Ils ne pèsent point les actions du serviteur de Dieu dans la balance du siècle, mais au poids du sanctuaire.
1 1 . Cette vérité doit remplir de joie les religieux, qu'une véritable humilité cache dans les offices qui sont méprisés par la nature corrompue, sans qu'ils aspirent aux ordres sacrés, aux dignités, aux chaires et aux autres ministères qui surprennent les yeux et les cœurs des hommes. Ces brillants ne sont pour l'ordinaire que des feux follets qui conduisent au précipice, et qui sont sagement négligés par les âmes élevées et célestes. Nous en avons de très illustres exemples dans l'histoire ecclésiastique.
Saint Ambroise fit des efforts jusqu'à l'excès, afin de ne pas être consacré évêque de Milan. — Saint Vulfran, évêque de Sens, saint Remacle, évêque de Tongres, et plusieurs autres, abandonnèrent leurs évêchés pour se sauver dans un cloître. — Saint Dié, évêque de Nevers, quitta son pa- lais et sa mitre pour s'enfoncer dans les vastes forêts et les âpres rochers des montagnes des Vosges, et pour y vivre à Dieu et aux anges. — Saint Pierre, évêque de Tarentaise, s'enfuit dans un monastère, et n'en put être retiré sans une extrême violence. — Saint Hidulphe, évêque de Trêves, renonça à son éminente dignité, se renferma dans un ermitage, et y tira sa nourriture du travail de ses mains jusqu'à son trépas. — Le Ciel approuva, par un admirable
LIVRE PREMIER. SECTION PREMIERE 6
prodige, cette humilité dans saint Macaire; ce saint pa- triarche d'Antioche,dans la vue de la vanité des honneurs, descendit de son trône et se voila sous l'habit d'un pauvre religieux. On court après lui, on le saisit, on l'invite au retour, on le presse et on le contraint par force : mais le Ciel vint à son secours, et ceux qui avaient mis la main sur lui devinrent aveugles. Ce miracle le laissa jouir de son Dieu, dans une pleine et entière liberté.
Ces âmes, déprises des vains désirs de la terre, considé- raient qu'être saint et être caché, c'est presque la même chose dans la vie spirituelle. C'est pourquoi, où nous li- sons dans la Vulgate : Ils ont eu de mauvais desseins contre vos Saitits, nous avons dans le texte hébraïque : Ils se sont conseillés contre ceux que vous ave% cachés, ou bien, contre ceux qui se sont cachés pour votre amour et votre service.
Les Saints sont semblables à ces silènes des anciens, qui au dehors semblaient de petite valeur et peu agréables à la vue, mais qui recelaient au dedans quelque divinité ex- cellemment dépeinte, ou gravée avec un rare artifice.
III. Avançons et voyons en particulier l'estime que ces grands séraphins ont faite de la vie d'un pauvre frère con- vers, retiré des yeux des hommes dans les exercices d'une cuisine, d'une cordonnerie, d'une infirmerie, et d'autres semblables offices. Les annales de toutes les Religions nous en fourniront des preuves qui ont attiré les yeux du ciel et de la terre à leur admiration.
Nous verrons saint Bandarin, évêque de Soissons, saint Paulin, évêque de Noie, saint Maurille, évêque d'Angers, dans des jardins sous l'habit de pauvres serviteurs, lorsque nous traiterons du jardinier religieux.
Saint Antoine de Padoue était si excellent dans la con- naissance de l'Ecriture sainte et de la théologie, qu'il fut le premier professeur en théologie dans l'Ordre de Saint- François, et fut appelé par le pape Grégoire IX l'Arche du Testament. Il mit sous les pieds tout le lustre de sa science,
4 LE SAINT TRAVAIL DES MAINS
et s'efforça de vivre inconnu aux hommes, dans la profes- sion et dans les offices d'un simple frère laïque. Il versa des ruisseaux entiers de larmes à sa découverte, et encore plus à sa contrainte du changement de condition. Son hu- milité avait obtenu du gardien, comme une faveur très spéciale, de laver et de nettoyer chaque jour les pots de la cuisine, et de balayer les chambres des prêtres. Cette grâce lui ayant été accordée, il s'y portait avec une telle chaleur, que les flammes en rejaillissaient sur tous ceux qui le re- gardaient.
Saint Bonaventure, grand docteur et grand saint, était si affectionné aux plus vils exercices de la cuisine, qu'on avait peine à l'en arracher, tantil y sentait d'attraits célestes et de douceurs du paradis. Il jugeait avec sagesse que sa science serait d'autant plus séraphique, qu'il s'approfondi- rait davantage dans une totale humilité.
Didier de la Cour, très digne réformateur de l'Ordre de Saint-Benoît, et très remarquable pour son insigne dévo- tion, ses mortifications et son humilité, avait prié qu'on le reçût en qualité de frère convers, s'estimant indigne de la prêtrise. Mais Dieu voulut mettre une si éclatante lumière sur le chandelier, et montrer sa splendeur, depuis son ab- baye de Saint- Vannes à Verdun (où il commença la ré- forme), jusqu'au bout de la France, de la Flandre, de l'Allemagne et d'autres provinces. Nous verrons presque en tous les Ordres de Religion, divers exemples semblables dans la suite de ce traité ; j'en mettrai ici de notre Com- pagnie.
Le bienheureux Rodolphe Aquaviva, fils du ducd'Atrie, grand serviteur de Dieu et glorieux martyr de Jésus- Christ, dès son entrée au noviciat, résolut d'exercer prin- cipalement trois vertus, savoir, l'obéissance, l'humilité et la charité. Il était si humble, qu'il semblait être né dans le sein de l'humilité même et allaité de son lait; non pas au milieu de la soie, de l'écarlate, de la noblesse et de la principauté, tant il avait mis bas l'orgueil des vaines gran-
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deurs du monde. Il désira avec ardeur, et pressa avec ins- tance d'être reçu au nombre des frères, qui, n'étant pas prêtres, s'occupent aux plus vils ministères des collèges. Ne l'ayant pu obtenir, il ne laissa jamais de se mettre au plus bas lieu qu'il put et de se tenir le moindre de tous, exerçant les plus rebutants et les plus méprisables offices, avec tant de soin, de dextérité et d'allégresse, qu'à le voir on eût pu croire qu'il n'avait jamais pratiqué d'autres exercices.
Gaspard Barzée, homme vraiment apostolique, miracu- leux et infatigable dans les Indes, disait qu'il était venu à la Compagnie, non dans un désir d'y être servi, mais dans le dessein d'y servir tous les autres. Par conséquent qu'il s'y adonnait de cœur, afin qu'on le fît coadjuteur temporel ; soit dans la maison, à la cuisine et aux plus méprisables -occupations ; soit au dehors, à porter par terre et par mer des lettres et des commandements parmi les Turcs, parmi les païens et parmi les hérétiques; soit dans les hôpitaux, au service des lépreux, des pestiférés ou des autres ma- lades ; soit en traversant les Indes, l'Ethiopie, les autres royaumes et les provinces barbares, dans la faim et la soif, dans le froid et le chaud, dans la nudité, les pluies et les neiges; soit enfin, pour suivre l'Agneau en tout lieu où l'obéissance lui commanderait d'aller, protestant qu'il s'ar- merait contre toutes les difficultés par la pensée et le souvenir de son Sauveur crucifié.
Jean de Brebceuf, apôtre des Hurons, dans l'Amérique, et valeureux martyr, brûlé par les Iroquois avec des flam- beaux et des haches ardentes et tourmenté de divers sup- plices, ne montra aucun signe d'impatience. Il eut durant toute sa vie de remarquables illustrations du Ciel et des vertus tout à fait héroïques. Ce grand Serviteur de Dieu avait désiré et demandé d'être simple coadjuteur temporel dans la Compagnie.
André Oviedo, patriarche d'Ethiopie, très illustre par ses vertus et par ses miracles, avait une si haute opinion
6 LE SAINT TRAVAIL DES MAINS
de sa vocation dans la même Religion, que dans la croyance qu'il n'était pas digne d'y faire les fonctions des prêtres, il fît vœu d'y servir en qualité de portier, de cuisinier, ou de tel autre office qu'il semblerait bon au Supérieur. Il ju- geait qu'on lui ferait une grande grâce, s'il y pouvait rendre service, de quelque manière que ce pût être.
Au siècle de saint Antoine, et aux suivants, plusieurs Saints se retiraient dans l'Egypte, pour y ensevelir toutes leurs grandeurs, et pour y acquérir la perfection par le travail des mains, et par l'humilité du service dans la soli- tude et dans les monastères.
Saint Just, évêque de Lyon, quitta le séjour agréable de la France, et méprisa tous les honneurs que sa dignité lui présentait tous les jours. Il s'enfuit en Egypte, pour se sanctifier dans les déserts. Il y vécut longtemps inconnu dans une totale soumission et dans un service journalier à tous les religieux.
Si l'humilité aux offices domestiques de la Religion a trouvé une si haute estime dans l'esprit des docteurs, des réformateurs d'Ordres, des apôtres, des évêques, des pa- triarches et de tous les Saints, qui s'étonnera que des re- ligieux aient aimé, désiré et cherché ces abaissements si salutaires?
Sainte Colette, qui a réformé l'Ordre de Sainte-Claire, savait par révélation divine que Dieu l'avait choisie pour cette importante réforme. Elle prit cependant la résolu- tion d'aller trouver le Pape, afin d'obtenir de lui la per- mission de servir les religieuses qui se réformeraient, et Celles qui étaient déjà réformées. Mais Sa Sainteté lui donna un bref, par lequel il la nommait et la constituait mère et abbesse de toute cette réforme. Elle ne laissa pas néan- moins de s'appeler toute sa vie la servante de tout l'Ordre.
IV. Concluons donc, et disons qu'il y a quelque trésor céleste enfermé dans ces offices bas et ravalés aux yeux et à l'estime des hommes du siècle, qui se laissent emporter au brillant des vanités de la terre.
LIVRE PREMIER. SECTION PREMIERE 7
Poussons plus avant, et prions ces princes du paradis et ces soleils de la Religion.de nous communiquer un peu de la lumière du Ciel, pour arriver par leur humilité, à l'imi- tation de leur sainteté et à la possession de leur bonheur éternel.
CHAPITRE II.
LES NOBLES ET LES SAVANTS ONT BEAUCOUP ESTIME LA CONDITION DES RELIGIEUX QUI FONT LES OFFICES DE MARTHE.
I. Éloge de la noblesse. — II. Nobles qui se sont faits Frères Convers. — III. Conclusion. — IV. La science est pleine de danger parmi les mondains. — V. La science des Saints est très humble. — VI. Elle fait aimer l'état des Convers.
,, près les oracles des Saints, il ne sera pas inu- s tile de consulter les cours des princes et les aca-
démies des savants, pour apprendre le bien des frères convers.
1. La noblesse est dans la terre ce que le soleil est dans le ciel. Elle paraît étincelante de lumière dans les villes, dans les provinces et dans les royaumes, et y est admirée du reste des hommes, ainsi que le miracle du monde.
Souvent elle s'estime si élevée au-dessus des hommes du vulgaire, qu'elle ne les regarde que comme le marche- pied de sa grandeur. Cette enflure de cœur se montre dans un prodigieux excès au royaume de Calicut, où cha- cun est contraint de s'arrêter jusqu'à la mort dans l'état de vie que sa naissance lui a donné, sans pouvoir prétendre à aucun honneur ni dignité. De là vient que les gentils- hommes, qu'ils appellent Naïres, ont à un tel mépris les laboureurs et les artisans, que si par mégarde ces pauvres gens les touchent dans quelque foule de peuple, ils les font bâtonner par leurs estafiers. Et afin d'éviter cette ren~
8 LE SAINT TRAVAIL DES MAINS
contre, ceux qui les précèdent avertissent leur marche à chaque coin de rue. Cette arrogance leur imprime l'hor- reur de la vraie foi, qui met sa gloire dans une profonde humilité.
Le christianisme ôte cette barbarie ; et l'eau du baptême ne se verse pas que lesClovis même ne baissent la tête.
Depuis que la Croix de Jésus-Christ se met sur les* dia- dèmes des rois et sur le front des nobles et des puissants du siècle, ils apprennent à ne pas tant se mirer dans leurs plumes, qu'ils n'abaissent quelquefois leurs yeux à leurs pieds, et à la terre, dont ils sont composés.
Si la tête de la statue est d'or, la poitrine et les bras d'ar- gent, le ventre et les cuisses d'airain, les pieds sont de fer et d'argile ; et souvent une petite pierre la réduit toute en poudre et en cendre.
Sur quoi nous avons occasion de crier à pleine tête avec le prophète Jérémie : Terra, terra', terra, audi sermonem Domini ; Terre, terre, terre, écoute la parole de ton Dieu, Tout cet éclat et toute cette grandeur se réduiront en fu- mée, et s'évanouiront avec le vent qui les élève.
II. Cette vérité fondamentale a tellement pénétré le cœur de plusieurs gentilshommes, barons, comtes, mar- quis, ducs, rois et empereurs, qu'ils ont préféré l'opprobre de la Croix, dans les maisons religieuses, à tous les trônes, les sceptres et les avantages du monde ; et qu'ils se sont es- timés heureux de travailler dans les cloîtres, en qualité de frères convers. Considérons-en quelques-uns, pour nous servir d'aiguillon dans la voie de la vertu.
Dans la suite de ce traité, vous verrez frère Lifard, de noble maison, qui garde les pourceaux. Saint Anastase Persan, carme, frère d'un général d'armée, qui fait la cui- sine et cultive le jardin. Frère Owinus, ministre d'État en la cour d'Édildride, en Angleterre, qui sue par son ardeur dans tous les offices.
Le bienheureux Alexandre, prince d'Ecosse, qui trait les vaches et fait les fromages de son monastère. Le bienheu-
LIVRE PREMIER. SECTION PREMIERE (J
reux Alderic, prince du sang royal de France, qui mène les pourceaux et en a le soin.
Pierre, duc de Venise, se fit religieux sous la conduite de saint Romuald, et y vécut, partie dans l'occupation de la prière, partie dans le travail de ses mains. Guil- laume II, duc de Guyenne, qui faisait le pain, entra dans un four ardent, et n'en fut point incommodé.
Carloman, gouverneur et presque roi d'Austrasie et des provinces d'outre-Rhin, après avoir dompté les Allemands rebelles; après avoir donné la loi à Odilon, duc de Ba- vière, qu'il avait vaincu dans une sanglante bataille ; après avoir rangé à la raison les Saxons, qui avaient secoué le joug de la domination française, résolut de faire d'un grand prince mondain un humble serviteur de Dieu. Il s'en alla à Rome, où il reçut la tonsure de la main du pape Zacharie. Il fit bâtir un beau monastère près de la ville, au mont Soracte, en l'honneur de saint Sylvestre, dont il re- tient encore le nom. Il s'y enferma avec un bon nombre de fervents religieux, et y mena une vie très sainte et très aus- tère. Mais, d'autant que tous les étrangers qui allaient à Rome, et particulièrement les Français, l'allaient souvent visiter par admiration, et le détournaient de sa dévotion par leurs importunités trop fréquentes, il se déroba de nuit avec un de ses fidèles compagnons de nation française, et se retira au monastère du Mont-Cassin. Ils y furent admis par le Supérieur en qualité de pénitents étrangers ; et quel- que temps après (la sainteté de leur vie étant assez con- nue), ils furent reçus au nombre des religieux du même Ordre. Là, ce saint Prince désira d'être employé aux moindres offices de la maison, en servant le cuisinier, le jardinier, et gardant comme berger le troupeau du monas- tère, avec une humilité admirable et une joie inexplicable de son cœur.
Santacopius, roi de Moravie, méprisa son sceptre et sa couronne environ l'an 900 de Notre-Seigneur, et vécut dans une solitude, inconnu à tout le monde. A l'article de
10 LE SAINT TRAVAIL DES MAINS
la mort, il fit appeler ses compagnons, leur déclara sa di- gnité royale, et les assura que par l'épreuve de la vie de roi et de la vie de religieux, il préférait celle-ci à l'autre ; et que l'eau qu'il avait bue et les racines d'herbes qu'il avait mangées en leur compagnie, lui avaient été de meilleur goût que toutes les viandes royales, qui retenaient toujours le fiel des soins et des périls journaliers. De sorte que, disait-il, j'ai trouvé une félicité notablement plus grande en Religion ; et j'ai connu que la vie des princes, comparée à la vôtre, est plutôt une mort qu'une véritable vie.
Lorsque je parlerai de l'office du portier, vous verrez l'empereur Isaac Comnène, qui s'ouvrit la porte du para- dis en portant avec humilité et ferveur les clefs de son mo- nastère.
Les femmes n'ont pas moins aimé les offices des sœurs servantes. Vous le connaîtrez dans la vie de sainte Hed- wige, duchesse de Pologne, dans celles de sainte Ra- degonde, reine de France, de sainte Cunégonde, impéra- trice, et d'autres semblables. Je me contenterai ici de sainte Bathilde, reine de France.
Elle aimait toutes les religieuses de son monastère comme ses filles, et obéissait à la Supérieure comme à sa mère. Elle les servait toutes par une sainte et fervente dévotion, comme une très humble servante. Lors même qu'elle régnait encore, et qu'elle demeurait au palais royal, elle visitait cette maison de Dieu, et par un excès d'humi- lité, y servait à la cuisine, et nettoyait les lieux les plus sales, même le porche du lieu des immondices ; n'estimant rien de bas et d'abject, lorsqu'il est fait pour l'amour de Jésus et pour le service des âmes qui ne respirent que le paradis.
III. Concluons, et disons : Si les princes, si les rois, si les empereurs trouvent les exercices d'un pauvre frère religieux préférables à leurs sceptres et à leurs couronnes, il est plus que raisonnable que ceux qui ne sont pas d'une si haute naissance en fassent grand cas, et les pratiquent
LIVRE PREMIER. SECTION PREMIERE I I
dans une ferveur et une allégresse célestes, et qu'ils re- mercient Dieu de les avoir appelés à une vocation si su- blime et si divine.
Les diadèmes font régner les rois et les princes souve- rains sur les autres hommes ; et les exercices d'humilité chrétienne et religieuse font régner les religieux sur eux- mêmes, et leur ouvrent le royaume des cieux, pour leur en mettre la couronne sur la tête.
IV. Je vous estime trop modeste et trop humble, pour ne pas soumettre votre jugement à ces puissants maîtres de l'univers. Je vous ferai néanmoins encore paraître sur ce théâtre les hommes savants, pour un plus grand affer- missement dans l'opinion que votre état est un des plus à souhaiter et à priser qui soient dans tout le monde.
La science mondaine enfle et remplit l'esprit d'un vent si impétueux qu'il porte le cœur en l'air et dans une vaine élévation jusqu'aux nues, et lui fait former mille extrava- gances pour se rendre admirable aux yeux des hommes. Elle tâche d'y reluire, ainsi qu'un iris diversifié d'une infinité de couleurs.
Gorgias se plaisait à paraître aux assemblées publiques de la Grèce. Il y montait sur une haute tribune, et se van- tait d'avoir une si parfaite connaissance de tous les arts et de toutes les sciences, qu'il s'offrait à discourir sur-le- champ, et pertinemment, de toutes les matières que les plus curieux lui voudraient proposer. Il ajoutait de plus, qu'il avait fait de ses propres mains son chapeau, ses sou- liers, son manteau et tout le reste de ses habits. C'était un ballon plein de vent qui n'attendait qu'une main favorable pour être poussé et élevé en haut.
V. Mais la science des Saints est solide, et pousse l'hom- me sage et vertueux vers la terre, d'où il a pris son ori- gine, afin que son néant et ses misères le retiennent dans la modestie et dans le devoir. Elle n'a prétention à aucun éclat, qu'à celui de la pourpre du sang de son Sauveur. Elle n'a nulle ambition d'élévation, sinon de celles du
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Calvaire et de la Croix, pour s'y vivifier avec les saints Elzéar et Bonaventure.dans les plaies de son très humble et très aimable Rédempteur.
VI. C'est la science suréminente en laquelle se glori- fiait saint Paul. Elle préfère la connaissance de soi-même et les exercices d'humilité, aux spéculations du ciel et de la terre et aux amusements des vaines et inutiles fantaisies qui se rencontrent dans la recherche des curiosités natu- relles. Nous en trouvons même qui ont désiré par cette science de cacher sous l'habit des frères convers tout le lustre des connaissances mondaines, afin de servir Dieu avec plus de solidité et de sûreté, comme nous l'avons déjà dit de saint Antoine de Padoue, qui était très docte avant son entrée en religion.
Lanfranc en a aussi donné un très illustre exemple. Il était dans une si haute réputation, qu'il était tenu pour le plus subtil et le plus excellent philosophe de son temps, et pour la lumière et le maître des théologiens. Dans l'ex- périence que sa doctrine ne lui donnait pas assez de fer- meté de coeur pour supporter les afflictions, il se jeta dans un monastère, y prit l'habit de frère convers, et y demeura comme une personne qui n'avait nulle intelligence des belles-lettres. Il y fit de si grands progrès dans la vertu, qu'étant découvert par des marchands italiens, il devint enfin archevêque de Cantorbéry, en Angleterre, par la contrainte que le Pape lui fit d'accepter cette charge, qui est la première du royaume.
Alain était si excellent en théologie, si subtil en philo- sophie et si ingénieux en poésie, qu'il acquit le surnom de docteur universel. Un jour, comme il se promenait sur le rivage de la Seine, roulant dans son esprit un sermon sur la très sainte Trinité, il aperçut (ainsi qu'un autre saint Augustin) un Ange sous la figure d'un enfant, qui tâchait d'épuiser ce fleuve, versant l'eau dans une petite fosse qu'il avait creusée. Alain, à la vue de cette occupation enfantine et inutile en apparence, se prit à rire, et l'avertit
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que son travail était vain et sans profit. Mais l'enfant lui répondit : Je viendrai plutôt à bout 'de mon dessein, que vous n'expliquerez le mystère sur lequel vous arré- te^ à présent votre pensée. Sur ces paroles, il disparut, et laissa notre docteur dans l'étonnement et dans la confusion.
Le lendemain Alain monte en chaire, raconte sa vi- sion, et sans autre discours, se retire, et laisse l'assemblée dans l'admiration de cet événement. Il change d'habit, se fait recevoir à Cîteaux comme frère convers, et étant in- connu, y garde les brebis.
Il alla ensuite à Rome avec son abbé, et eut le soin des chevaux durant tout le chemin. On y tenait le concile gé- néral de Latran, en l'année de notre salut 121 5, où se trouvèrent soixante-onze archevêques, trois cent quarante évêques, huit cents abbés ou prieurs ; les ambassadeurs de Frédéric, empereur d'Occident; de Henri, empereur d'O- rient; de Philippe, roi de France ; de Jean, roi d'Angle- terre ; d'André, roi de Hongrie; de Jean, roi de Jérusalem ; de Hugues, roi de Chypre; de Jacques, roi d'Aragon, de divers autres princes et de plusieurs villes. Un hérétique y proposa ses arguments dans une si grande subtilité, que les plus habiles étaient embarrassés. Alain demanda alors licence de parler, et l'ayant obtenue, il répéta et réfuta avec tant de vivacité et de clarté tout ce que cet esprit cap- tieux avait proposé, que l'hérétique s'écria : Ou tues Alain, ou tu es le diable. — Je suis Alain, dit le Frère, mais non pas un diable.
Tous les Pères du concile, dans l'admiration de sa doc- trine et de sa vertu, lui firent de très grands honneurs, et le Pape lui présenta plusieurs dignités ecclésiastiques, mais il refusa avec constance tous ces éclats extérieurs ; et ce qui est le plus étonnant, de retour dans son monastère, il reprit sa houlette de berger et la garda jusqu'à la mort. Il montra dans tous ses exercices une longanimité, une hu- milité et une persévérance prodigieuses; car il vécut cent
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seize ans, et mourut en l'année de Notre-Seigneur 1294.
Jacques Laynez, second Général de notre Compagnie, qui a été dans la réputation des plus doctes de son siècle, qui était écouté au concile de Trente (où le Pape l'envoya trois fois) comme un oracle, qui fut si fort dans l'estime des cardinaux à Rome, que quelques-uns parlèrent de le faire pape après la mort de Paul IV, eut un brûlant désir d'être frère coadjuteur, ou au moins d'être employé dans leurs offices. Une fois il envoya à saint Ignace, son Général, une lettre trempée de ses larmes, où il lui demandait par les entrailles de Jésus-Christ, l'éloignement de tout gouver- nement, de la prédication et de tout autre exercice des sciences ; et qu'il le mît au travail du jardin, du réfectoire, de la cuisine, ou des offices encore plus vils. Il alléguait pour le motif de sa prière, que cet abaissement lui servi- rait pour rentrer en lui-même, pour une plus parfaite conversation avec Dieu, et pour une plus étroite et plus cordiale union avec sa divine majesté, par un mépris de toutes les vanités et de tous les applaudissements des hommes. Il était alors provincial de toute l'Italie ; il con- vertissait les villes entières par sa ferveur et par son élo- quence, et les ravissait par sa doctrine incomparable ; il fondait des collèges nouveaux, et donnait une très haute réputation à la Compagnie. Cependant il préféra à tous les avantages d'une telle considération, l'office d'un frère coadjuteur temporel.
Il est sans aucun doute que ce choix étonnera tous ceux qui ne pénètrent pas l'excellence de l'humilité de la Croix ; mais aussi il est certain qu'il sera de grande consolation pour ceux qui seront occupés par la sainte obéissance à ces exercices.
Je pourrais entasser ici plusieurs exemples semblables de divers Ordres; mais concluons, et assurons sans crainte que sous cette écorce extérieure, et sous ce pauvre habit d'un religieux qui vaque à son propre salut dans les oc- cupations domestiques, une moelle divine est voilée, la-
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quelle n'est connue que des aigles qui ont des yeux per- çants et célestes.
Demandons à Dieu cette vue, afin que nous puissions faire état de notre condition, et que dans cette haute es- time, nous en tirions du profit pour le salut de notre âme, et pour notre avancement dans une excellente perfection.
CHAPITRE III.
DIEU A SOUVENT COMMUNIQUÉ DES DONS ET DES GRACES ADMIRABLES AUX RELIGIEUX QUI FONT LES OFFICES DE MARTHE.
I. Dieu exalte les humbles. — II. Il plante la foi par de pauvres pêcheurs. — III. Le don des miracles a été donné sans la science. — IV. Faveurs de Dieu faites aux Frères Convers. — V. Grâces singulières faites à saint Gilles. — VI. Conclusion.
ieu a pris plaisir de tout temps à choisir pour ^PJ^ses ouvrages les plus merveilleux, ceux qui, dans le raisonnement humain, y pouvaient le moins réussir. Il a pris les idiots pour confondre les raffi- nés et les savants du siècle ; il a pris les faibles pour vaincre les forts et les plus intrépides ; il s'est servi des roturiers, des personnes de mépris et de celles qui n'étaient qu'un pur néant, pour le renversement de ceux dont la grandeur paraissait si affermie dans l'éclat de leur noblesse, dans la puissance de leurs richesses, de leurs honneurs et de leurs dignités, qu'ils se jugeaient inébranlables.
Le motif de cette divine conduite est l'abaissement de l'orgueil et de l'arrogance des hommes, qui dérobent faci- lement la gloire à Dieu, s'il ne donne quelque contrepoids à leur élévation. Jetons un coup d'œil sur cette sage pro- vidence.
II, Au commencement de ce monde visible, Dieu forma de rien toutes les créatures. En la loi écrite, il mit Pha-
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raon à la raison par un berger qui, avec sa houlette, ren- versa toute l'Egypte par des prodiges inouïs, et fît passer la mer à pied sec à trois millions de personnes. En la loi de grâce, au commencement de la réforme des âmes par l'Evangile, la Sagesse du Père éternel, notre très aimable Jésus, prit des ignorants et de pauvres pêcheurs pour vaincre toutes les sciences et les subtilités des orateurs, des philosophes et des politiques, et pour répandre la lumière du ciel par tous les coins de la terre.
Dieu veut que Gédéon, avec trois cents hommes armés de pots cassés, mette en fuite et massacre entièrement l'armée des Madianites,qui était de cent trente-cinq mille bons guerriers. Ce souverain Seigneur se montre d'autant plus dans les effets merveilleux, que l'homme y peut et paraît moins.
III. Dans le progrès de l'Eglise, les plus doctes n'ont pas éclaté par les plus prodigieux miracles. Considérez les docteurs mêmes de cette sainte épouse de Jésus, les Chry- sostome, les Grégoire de Nazianze, les Jérôme, les Au- gustin, et autres, vous y admirerez de solides et d'héroïques vertus, mais assez peu de miracles.
Contemplez d'autre part un saint François d'Assise, qui n'était pas des plus élevés, ni pour la science, ni pour l'é- loquence ; vous le trouverez dans une telle éminence d'o- raison, et dans une abondance de grâces si extraordinaire, que vous le révérerez comme un séraphin sur la terre, et comme un autre Jésus crucifié et transpercé des clous et de la lance.
Saint François de Paule a fondé les Minimes, c'est-à- dire, les très petits, et toute sa vie il s'est appelé et recon- nu hautement le minime des Minimes. Il se plaisait dans le service des plus bas offices de la maison : dans les ac- tions des manœuvres, parmi les maçons ; des valets, au jardin, à la cuisine, à l'infirmerie, et partout. Quoi ? Dieu ne lui a-t-il pas départi une si prodigieuse grandeur dans ses extases et dans ses miracles, qu'il l'élevait quelquefois
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de la terre au-dessus des bois, à la vue des rois et de toute leur cour ; qu'il le faisait marcher sur la mer, ainsi que sur la terre ferme, sans seulement se mouiller la plante des pieds; qu'il le conservait dans les fournaises ardentes, et le rendait le thaumaturge de son siècle?
Notre père saint Ignace n'était d'abord qu'un soldat qui ne savait autre chose que lire et écrire ; et cependant com- bien admirable fut le don d'oraison et de contemplation que Dieu lui communiqua à l'hôpital de Manrésa, dès la première année de sa conversion ! Combien furent ravis- santes ses visions, ses révélations et ses extases ! Une seule extase dura huit jours entiers, sans que durant un si long temps il eût aucun mouvement, sinon un petit battement de cœur, qui restait pour un signe de vie et pour empêcher son enterrement.
Jugez donc, et concluez avec moi que ceux qui ne sont pas versés dans les sciences, ne se doivent point estimer rejetés de Dieu, ni croire qu'ils ne puissent être ses plus intimes favoris, et qu'ils soient indignes de ses dons les plus choisis, qui ravissent davantage le cœur des hommes, des anges et de Dieu même.
IV. Vous vous affermirez dans cette pensée, si vous considérez les faveurs très singulières dont Dieu a gratifié et illustré les frères convers ; car à peine en trouverez-vous une qui soit dans l'admiration des hommes et dans le désir des Saints, dont ils n'aient été participants.
Estimez-vous les extases et les ravissements qui trans- portent l'âme en Dieu, et quelquefois le corps même en l'air? Joachim de Levanto avait le cœur si rempli de l'a- mour de son Créateur, qu'à table même, si on lisait quel- que chose de ce divin amour, il demeurait extasié, et il le fallait reporter dans sa chambre. Saint Jacques l'Alle- mand fut ravi en extase dans sa cellule, et y vit la beauté du paradis. Léon et André de Catane furent ravis dans l'église et élevés de terre, étincelants d'une lumière qui rejaillissait jusqu'au ciel. Quand Nicolas Marchand enten- T. I. 2
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dait la Messe, une flamme sortait de sa bouche, et des ravons jaillissaient de tout son corps, lequel paraissait perdre terre. Jean de Sainte-Marie, Simon Buceri, Fran- çois du Jardin ont aussi été aperçus dans l'ardeur de leurs oraisons au milieu de l'air.
Prisez-vous Tesprit de prophétie? Le bienheureux Si- mon, fils du duc de Gueldre, fut surnommé le Prophète, à cause de la connaissance des choses futures et des secrets des âmes. Saint Alphonse Rodriguez et plusieurs autres ont eu cette science divine.
Les miracles vous donnent-ils dans les yeux? Joseph de Corléoné remplit dans une nuit tout son jardin d'herbes et de fleurs, par une fervente oraison. Un crocodile qui dévorait tous les passants, porta sainte Théodore au milieu d'un lac sans lui nuire, et l'ayant mise à terre, il mourut dans un moment. Lin frère oblat de saint François de Paule passa la mer sur le même manteau que le Saint. Les oiseaux se rendaient très familiers à Illumimé de Nursie, et à Barthélémy de Murciano. P'rère André de Mota, mi- nime, ressuscita un mort.
Voudriez-vous que le paradis vînt sur la terre pour don- ner de la splendeur et de l'admiration à votre degré de frère convers? Saint Antioque en descend pour donner la sainte Eucharistie à François du Jardin ; et plusieurs Saints lui apparaissent pour lui montrer tant de reliques, qu'il reconnut et manifesta environ deux cents corps saints dans des églises où quelquefois il n'avait jamais mis le pied. La bienheureuse Véronique, sœur converse, est tout à fait admirable pour la familiarité qu'elle a eue avec les Saints. Chaque jour ceux dont l'on faisait la fête lui apparais- saient, et lui dévoilaient plusieurs secrets. Les Anges lui apportaient tous les jours un pain blanc pour sa nourri- ture. Les Anges de tous les neuf chœurs visitaient souvent frère Gérekin durant ses oraisons. Ils consolaient saint Anastase Persan, carme, dans sa prison, et l'y fortifiaient. Ils éveillaient tous les matins Carrera, et lui résolvaient
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tous ses doutes pendant la journée. Ils avertissaient et di- rigeaient Buceri dans les moindres choses. Ils donnèrent la sainte Communion à Frédéric, lorsqu'étant occupé à charpenter, il ne pouvait aller à l'église. Ils préparèrent le dîner des religieux, pour soulager Sauveur de Horta, qui avait été si absorbé en Dieu dans son oraison qu'il n'avait pas eu la pensée de le faire.
Désirerez-vous quelque faveur de la glorieuse Vierge Marie, pour voir dans quelle estime est votre-degré en son esprit? Elle commande à François de l'Enfant-Jésus de se faire carme, et à Jean Thomas Loretan d'entrer en notre Compagnie. Elle confirme dans sa vocation François de Chio, capucin, et Jean-Baptiste dans celle de jésuite. Elle avertit Ximenès de marcher par le chemin de l'obéissance aveugle, et Etienne Justice, minime, de modérer ses jeûnes excessifs, et de s'accommoder à la communauté. Elle ré- crée et enseigne du Jardin, se montrant à lui dans une brillante lumière, et tenant la lune sous ses pieds. Elle donne l'enfant Jésus au bienheureux Félix. Elle fait tra- vailler les anges au moulin pour Gérekin, qu'elle ren- voie à l'oraison, et daigne elle-même faire le pain à sa place.
Demandez-vous encore l'approbation du Sauveur même? Il vient par une bonté paternelle à Jacopon, et le console dans un lieu très indigne de sa présence. Il se détache de la Croix, et embrasse François du Jardin. Il travaille à la charrue pour frère Fulchard, religieux de Clairvaux. Il pa- raît souvent avec Notre-Dame à Rodriguez, se place avec elle dans son cœur, et y demeure sensiblement plusieurs jours.
Ces faveurs ne vous semblent-elles pas assez grandes? Votre cœur est-il si large qu'il ne soit point rempli de tous ces dons ? Souhaitez-vous toute la très sainte Trinité ? Saint Gilles, François de l'Enfant-Jésus, saint Alphonse Rodri- guez, et d'autres frères, ont vu l'essence divine, de la façon que j'expliquerai en son lieu. Elle a été si excellente, que
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saint Gilles disait qu'il en avait perdu la foi, en ayant eu une claire vision.
Êtes-vous content? Dieu a-t-il assez favorisé votre de- gré? Vous le connaîtrez encore mieux, quand vous verrez ces exemples et plusieurs semblables dans leur jour, et racontés tout au long. Pour maintenant, arrêtons-nous un peu à saint Gilles, qui seul pourrait suffire pour faire tou- cher au doigt à quelle perfection peut monter un frère convers.
V. Qui pourrait expliquer ses extases et ses ravisse- ments, et les dons que le Saint-Esprit lui communiqua? Un jour, il sentit que tout son corps mourait peu à peu. Il voyait son âme qui se retirait, premièrement des pieds, puis des autres membres, et enfin, du cœur même. Elle fut alors ravie en paradis, y considéra les raretés inexpli- cables qui sont réservées aux amis de Dieu, et dans cet emportement y reçut une joie qui ne trouve point de pa- roles ici-bas, capables de la faire comprendre.
Une autre fois, après un jeûne de quarante jours, Notre- Seigneur se présenta à lui, et lui montra non seulement sa sacrée Humanité, mais aussi quelque chose d'une telle éminence qu'il n'osait et ne pouvait l'expliquer. Cette ap- parition dura, par divers intervalles, l'espace de treize jours. Après cette vision, il fut souvent et avec facilité transporté en extase. Et même il était élevé hors de lui à tous les discours des grandeurs de Dieu, de la gloire des Bienheureux et de la beauté du paradis. Il demeurait alors immobile, sans nul usage des sens extérieurs. C'est pour- quoi les enfants et les bergers, à la sollicitation de plu- sieurs personnes, lui criaient en le rencontrant par les rues : Paradis, frère Gilles, Paradis. Et au même instant l'extase le surprenait au lieu où on lui avait parlé, et il y restait sans mouvement ni sentiment.
Saint Louis, roi de France, alla tout exprès à Pérouse pour y voir ce saint frère, et tirer quelque profit de son entretien. Il se déguisa en pèlerin étranger, et se présenta
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à la porte du couvent, avec un petit nombre de ses plus affidés. Le Serviteur de Dieu y accourt, et dans la certi- tude que c'était saint Louis (en ayant eu révélation), il lui saute au cou, et l'embrasse dans une telle ardeur que ce transport eût semblé procéder de l'ivresse, si sa sainteté n'eût été trop connue. Dans cette rencontre, les deux Saints n'ouvrirent la bouche ni l'un ni l'autre pour se communiquer leurs pensées et leurs désirs. La séparation étant faite, les religieux demandèrent à saint Gilles qui était ce pèlerin : C'est Louis, dit-il, roi de France. La frayeur saisit le cœur, et la honte couvrit le visage de ces bons serviteurs de Dieu, dans la vue que cet accueil ne s'était pas fait dans la bienséance et dans la révérence due à une si haute majesté. Mes Frères, dit le Saint, laissez-moi cet étonnement inutile : à la première entrevue, et dans le premier embrassement, nos cœurs se sont ouverts, et ont dit tant de secrets que la bouche ne les eût pu exprimer. Soye^ certains qu'il est sorti d'ici avec une pleine et en- tière satisfaction de son âme, et que le Ciel l'y a comblé d'une si sensible consolation, que les hommes ne la sau- raient expliquer.
Ce saint personnage avait aussi le don des miracles et de l'intelligence, dont il se servait pour le salut des doc- teurs mêmes. Un docteur de l'Ordre de Saint-Dominique, embarrassé dans de fâcheuses inquiétudes touchant la vir- ginité de Notre-Dame, le vint trouver pour en tirer de la lumière. Avant qu'il ouvrît la bouche, saint Gilles le pré- vint par ces paroles : Frère prêcheur, la Vierge Marie est vierge avant l'enfantement, et frappant la terre avec son bâton, il en fit sortir un beau lis blanc. Ayant donné un second coup contre terre, et dit : Sainte Marie est vierge en l'enfantement, il en sortit un lis de pareille beauté. Il frappa la terre pour la troisième fois, et ajouta: Sainte Marie est vierge après l'enfantement, et un troi- sième lis égal aux autres en hauteur, en blancheur et en odeur, sortit encore de la terre. Cet homme de Dieu s'en-
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fuit alors, et ce bon docteur fut guéri de son anxiété et de l'affliction de son esprit. Nous en verrons plusieurs autres vertus et plusieurs autres grâces admirables dans tout ce traité, et dans l'abrégé de sa vie que je mettrai à la fin. Ce petit échantillon suffit maintenant.
Dieu se plaît même quelquefois à récréer ses serviteurs par une science des choses naturelles. Saint Cedmon, reli- gieux anglais bénédictin, gardait les troupeaux du monas- tère, et n'avait jamais étudié. Il fut doué tout à coup d'une si claire intelligence de la poésie, qu'il composait élégam- ment des vers en langage du pays, prenant la matière dans l'Écriture sainte. Ils étaient d'une telle excellence pour le stvle et pour la substance du discours, que les plus savants s'efforçaient en vain de les égaler en élégance et en subtilité.
VI. De tout ce raisonnement tirons deux conclusions. Premièrement, si nous sentons à peine dans nos âmes les dons, les grâces et les vertus ordinaires de notre vocation, nous avons un très notable sujet d'un saint anéantisse- ment, et d'un absolu mépris de nous-mêmes, vu que nous fermons par nos imperfections, la porte aux faveurs que Dieu nous présente. Il est une source vive et inépuisable de tous biens, et désire avec passion de les communiquer aux hommes. Un jour il apparut au Père Gutiérez, homme fort illuminé dans notre Compagnie. Il était accablé sous le poids de plusieurs présents, qu'il tenait entre ses bras à dessein de les départir aux hommes ; mais il lui découvrit son extrême douleur de ce qu'on ne les lui demandait point avec ferveur, et qu'on ne s'y disposait point avec sainteté.
Secondement, concluez que l'amour, le respect et le se- cours mutuel nous sont très utiles et nécessaires, et qu'il ne faut laisser aller son jugement au mépris de personne, ni sa langue au blâme. Pour cette raison saint Ignace nous enseigne que nous devons honorer dans notre cœur tous les autres comme nos supérieurs. Et en effet, souvent ceux
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qui ont moins d'éclat sur la terre, brillent avec des rayons plus lumineux dans le ciel.
Souvent l'arche qui est de bois de Séthim et d'or fin, qui contient la loi de Dieu et a des chérubins d'or mas- sif, est voilée d'une peau qui choque nos yeux et nos pre- mières pensées.
Avant de passer outre, remarquez avec soin que le désir des extases, des ravissements, des prophéties, des miracles et des autres faveurs extraordinaires, serait une dange- reuse illusion. Si Dieu vous les donne, recevez-les avec humilité, avec crainte et avec action de grâces; excitez- vous d'autant plus à l'exercice des offices abaissés vers la terre, que la bonté de votre souverain Seigneur vous re- hausse vers son palais, afin qu'un fondement profond et solide affermisse un édifice fort élevé.
SECTION IL
Utilité de l'état des Frères Couver s.
CHAPITRE PREMIER.
LE RELIGIEUX OCCUPÉ AUX EXERCICES DE MARTHE TROUVE PLUS DE FACILITÉ A SE SAUVER QUE CELUI QUI EST PRÊTRE.
[. Les Religieux se sauvent facilement. — II. Et surtout les Convers. — III. Notre-Seigneur et les Saints assistent à la mort des Convers. Leur gloire en Paradis. — IV. Trois dangers des prêtres : i° La Science. T L'Honneur. 3° Le Gouvernement. — V. Pour échapper à ces dangers, les Saints ont refusé la prêtrise.
I. C^riftl ous les religieux des maisons bien réglées, ont ^g py? des avantages signalés au-dessus des séculiers, %&^M pour arriver dans une assurance morale à la terre de promission avec les amis et les enfants de Dieu. La mer et le Jourdain (qui est le fleuve du jugement) leur donnent libre passage, par la puissance de la verge de leurs conducteurs, et de l'arche qui les précède.
Le monde est un torrent impétueux qu'il faut par néces- sité traverserai nous voulons aborder à l'autre rive, rem- plie de fleurs et de fruits pour une éternité tout entière. Ceux qui le veulent passer à la nage y périssent souvent, dans la témérité de leur entreprise. La facilité en paraît assez grande sur un bateau, on ne laisse pas d'y faire de tristes naufrages, par une trop grande surcharge de per- sonnes et de marchandises, ou par la rencontre des pointes de quelque rocher.
Il n'est rien de plus aisé ni de plus agréable que de pas- ser ce torrent sur un pont affermi par des arches bien
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solides, et remparé de petites murailles élevées de part et d'autre. On y voit avec agrément et plaisir les flots cour- roucés, qui s'entre-choquentà l'envi les uns les autres pour avoir la liberté du passage. On les reçoit avec risée, dans leurs plus violents efforts, lorsque la colère les pousse à précipiter leur cours, pour heurter avec plus de furie le pied de l'arche, sur laquelle on s'appuie dans une totale sûreté. On se joue de leurs sauts périlleux et de leur rage, qui se résolvent en écume, et qui rebroussent chemin. Vous passeriez même l'Hellespont avec joie et allégresse, si vous y trouviez encore le pont de Xerxès, roi de Perse ; et vous ne craindriez pas la mer Adriatique, si Caligula, empereur romain, avait conservé celui qu'il y bâtit.
L'homme séculier engagé dans les affaires et le mariage, est obligé, en passant le torrent du siècle, de fendre les flots à la nage et à force de bras ; le prêtre qui vit au mi- lieu du siècle, y navigue comme sur un bateau : mais le religieux y marche de pied ferme, comme sur un pont que les secousses et les vains efforts des vagues ne font pas seulement trembler.
II. Néanmoins les religieux qui ne sont pas prêtres et qui ne vaquent qu'à leur propre salut, ont une espérance plus certaine d'arriver au port désiré. Quelquefois le pois- son secoue le pêcheur si fort à l'improviste, et d'une vio- lence si impétueuse, qu'il le précipite dans les flots et en fait sa curée. Ceux qui se noient font périr celui qui leur tend les mains, s'il se jette à leur secours avec plus de chaleur que de prudence. L'assistance d'un pestiféré est pleine de danger, et à peine les plus puissants préservatifs peuvent-ils maintenir la santé de ceux qui s'approchent d'un air qui a été corrompu.
« Ah ! dit Notre-Seigneur, quelle utilité apporte le gain de tout l'univers, s'il est suivi de la perte de notre âme? » Je veux qu'un prédicateur ait élevé dans le paradis tous les hérétiques, tous les schismatiques, tous les païens et tous les autres pécheurs; qu'il ait retiré de l'enfer tous
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les hommes damnés et tous les démons ; qu'il ait soumis au sceptre et aux lois de Jésus-Christ autant de mondes qu'il y a d'étoiles au ciel, de petits atomes dans l'air, de grains de sable et de poussière sur toute la terre et dans toutes les mers; si la mort le surprend dans un péché mortel, il ne laissera pas de brûler pendant toute l'éter- nité, dans les flammes vengeresses, et d'y renier avec rage et avec furie son Créateur et son Rédempteur.
Nous sommes venus en ce monde, et nous sommes en- trés en Religion pour faire notre salut, et pour le faire dans une excellente perfection. Si la victoire suit nos combats jusqu'au dernier soupir, ce succès de bonheur nous suffit. Pour cette cause, l'état des frères convers doit être dans une haute estime ; vu qu'il met l'âme dans une certitude presque infaillible de son éternité bienheureuse, si elle y persévère jusqu'à la fin.
III. J'ai déjà montré en la section précédente, chap. m, l'aide que le Ciel leur présente durant leur vie : disons un mot de leur mort et de leur gloire dans le paradis, et com- ment Notre-Seigneur et les Saints s'intéressent en l'une et en l'autre.
Notre-Seigneur fortifia frère Egbert à la mort. Il se mon- tra aussi à frère Jean Kessel au moment de ce passage à l'é- ternité, et le défendit contre les diables qui l'attaquaient, et qui furent vaincus par son assistance. — La Vierge Ma- rie apparut à frère Paul, à Jacques de Nursie, à Joseph de Corléoné, et à plusieurs autres, qui en reçurent un très puissant renfort et une extrême consolation dans ce com- bat. — Frère Gervais de Rimini fut vu monter en paradis avec une nombreuse procession des religieux de son Ordre, et entrer dans ce Louvre de félicité avec un hoyau d'or sur l'épaule, comme avec le trophée des victoires remportées dans son office de jardinier. — On fit une très grande fête au ciel, à l'arrivée de frère Bernard, et plusieurs Saints de sa Religion lui allèrent au-devant pour le recevoir et le fé- liciter, comme nous le dirons ailleurs. — Jacques Ruis,
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qui avait passé sa vie dans l'humilité d'une cuisine, fut vu dans le paradis assis sur un beau trône près de Notre- Dame. — Sœur Jeanne, qui, dans le mépris de la noblesse du siècle, avait servi en qualité de converse, et s'était même abaissée aux plus vils exercices dans les étables, vint déclarer la grandeur de sa gloire à une religieuse. Elle tenait dans sa main un diamant si étincelant, que nul œil mortel n'en pouvait soutenir l'éclat.
Nous verrons ces exemples plus amplement dans leur propre lieu. Ajoutez ce qu'assure sainte Thérèse d'elle- même. Elle entendait une fois la Messe que l'on disait pour un frère coadjuteur décédé en notre Compagnie. Elle le vit monter au ciel dans une grande gloire, et Notre- Seigneur, plein de lumière et de majesté, qui s'était fait son conducteur.
L'âme de saint Gilles fut vue incontinent après sa mort monter en paradis, avec une grande multitude de reli- gieux et d'autres personnes qu'il avait retirées du purga- toire. On vit aussi notre Sauveur, qui, lui venant à la rencontre, entonnait un motet très mélodieux, et l'em- brassait avec tendresse et affection.
IV. Le religieux prêtre est obligé d'avoir l'œil à trois écueils qui le menacent d'une éternelle ruine, ce sont la science, l'honneur et le gouvernement.
1. La science l'élève au-dessus du commun; mais sou- vent elle cause plus d'enflure qu'elle ne communique de solides vertus. Un trop brûlant désir de science perdit Adam et toute sa postérité. Ce même désir jeta les ri- chesses de Cratès dans la mer, creva les yeux à Démo- crite, assomma Pline avec une pierre du mont Vésuve, et, comme disent quelques-uns, précipita Aristote dans l'Euripe.
Dans la Religion même, cette avidité de savoir appauvrit plusieurs petits esprits et les aveugle. Ils sont éblouis et se consument à la flamme d'une chandelle, tandis qu'ils pouvaient jouir des rayons du Soleil éternel par une véri-
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table et solide sainteté. Mais ces feux follets les emportent dans le précipice.
C'est une folie qui ne trouve point d'excuse, de vouloir pénétrer la nature et les propriétés de tous les êtres, et de vivre néanmoins sans aucun soin de la connaissance de soi-même.
2. La prêtrise attire ensuite l'honneur avec plus de cer- titude que ne fait la science. Les prêtres font chaque jour, par la rémission des péchés et par la consécration du corps de Notre-Seigneur, des miracles plus prodigieux que tous les chérubins et tous les séraphins n'en feront pen- dant toute l'éternité. De là vient qu'il n'y a homme si peu chrétien qui, dans cette considération, ne leur porte un grand respect.
Saint Martin fit honneur à son prêtre plutôt qu'à l'em- pereur Maxime. Les princes, les rois, les empereurs, les papes mêmes sont obligés de se prosterner aux pieds des prêtres, et d'en recevoir l'absolution de leurs fautes, si l'entrée du paradis leur touche le cœur. Qui ne se laissera charmer par le brillant d'une telle grandeur? Qui pourra affermir sa tête dans une suffisante solidité, pour empêcher qu'elle ne lui tourne dans ses fonctions, si augustes et si élevées au-dessus de tous les hommes et de tous les anges?
Le danger de vanité et d'orgueil s'augmente, si la di- gnité de la prêtrise se joint à quelque opinion de vertu, de science et d'éloquence. Le vent d'une louange populaire enfle alors les voiles, et porte le navire contre les rochers, pour y faire un naufrage qui est presque inévitable, si une vertu héroïque n'en prend la conduite.
Vous savez les visions effroyables rapportées dans les chroniques de divers Ordres religieux, qui nous certifient la damnation de plusieurs supérieurs, de plusieurs prédi- cateurs et de plusieurs docteurs.
3. Enfin, les prêtres, qui seuls sont chargés du gouverne- ment presque dans toutes les familles religieuses, courent une grande quantité de dangers, à raison du maniement des
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affaires, et de la puissance qu'ils ont d'agir selon leur vo- lonté lorsqu'ils sont dans les dignités. Le religieux, qui est sous l'obéissance, fait voyage même en dormant. Mais si le pilote ferme l'œil, il est facilement précipité dans la mer par la secousse du vaisseau.
Ces raisons ont glacé le sang dans les veines des Saints aux premières offres des charges d'honneur, et leur ont persuadé la fuite, lorsqu'on leur en a mis le joug sur les épaules. Saint Macaire se déguisa en manœuvre, et se jeta dans le monastère de saint Pacôme pour être affranchi de son abbaye. L'abbé Pinufe, et plusieurs autres que j'ai rap- portés dans mon Commentaire sur les psaumes, ont fait de même.
Ajoutez à ce raisonnement l'obligation que les prêtres ont d'une plus éminente perfection, et d'une sainte corres- pondance, par la pureté de leur vie, à l'éminence de leur ministère. Vous verrez dans ces lumières, qu'il ne se trouve personne qui ne doive trembler à la vue d'un état si su- blime et si divin.
V. Saint François ne voulut jamais être promu au sa- cerdoce. Il avait vu un ange qui tenait en sa main une fiole de fin cristal pleine d'une eau très pure, et qui l'aver- tissait que la pureté des prêtres devait surpasser la pureté de cette liqueur. Saint François de Paule se tint toujours dans la même humilité, et ne se laissa jamais vaincre par les prières de ceux qui le poussaient à cette dignité. Saint Eugende, quoique abbé, ne voulut jamais être consacré prêtre, dans la crainte de quelque orgueil en cet éclat d'honneur. Nilamon fit encore davantage, .car dans l'insis- tance et l'importunité extrême qu'il essuyait, il obtint de Dieu une mort soudaine, afin d'éviter les mains de l'é- vêque, qui voulait à toute force l'appliquer aux autels et aux confessions.
En suite de ces pensées et de ces exemples, nous trou- vons plusieurs saints personnages qui, pour être hors de crainte et de péril, ont désiré l'état de frères convers. Mel-
3o LE SAINT TRAVAIL DES MAINS
chior Carriers, qui, pour sa rare vertu et son éminente doctrine, fut envoyé évêque en Ethiopie, souhaita avec passion d'être coadjuteur temporel en notre Compagnie et d'v servir aux ministères les plus humbles. Pour une plus grande assurance de sa conscience, il proposa son désir au Père Simon Rodriguez, un des premiers compagnons de saint Ignace, son recteur à Coïmbre ; mais on jugea qu'il était trop nécessaire pour vaquer au salut des âmes, et qu'il devait préférer le bien public à sa dévotion parti- culière.
Suivons donc les sentiments des Saints, et bénissons Dieu de notre bonheur. Il est toujours plus sûr de marcher dans une vallée féconde, cachée sous de beaux et de bonsarbres fruitiers, que sur de hauts rochers agités des vents et des tempêtes, dans un danger continuel d'une chute mal- heureuse.
CHAPITRE II.
LE RELIGIEUX CONVERS NE DOIT PAS TANT s'ASSURER SUR SON ÉTAT QU'IL NE S'EFFORCE AUSSI DE TENDRE A LA PERFECTION.
Quatre moyens généraux pour se rendre parfait : I. Désir de la per- fection. — II. Ne point se régler sur les actions d'autrui. — III. L'Espérance de la perfection dans son office. — IV. L'estime de sa vocation.
*$ otre vie est traversée de si fâcheux accidents, et ^ nous avons sur les bras des ennemis si puissants et si importuns, que si la diligence et la prudence ne nous fortifient, et que nous ne soyons jour et nuit sous les armes, il est très difficile d'éviter les surprises et la mort de nos âmes.
Nous devons prévoir les attaques, et nous y préparer dans une généreuse résolution de soutenir l'assaut en
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hommes de cœur, et de gagner par nos mérites la cou- ronne que Dieu ne donne qu'à la valeur.
Avant l'explication de la pratique des vertus, dont je traiterai aux livres suivants, je mettrai ici quatre moyens généraux, qui seront très utiles à tous les convers pour se rendre parfaits religieux.
I. Le premier est un vif et brûlant désir de la perfec- tion, et le soin de le maintenir, renouveler et augmenter avec constance. Ce désir est la racine de l'arbre : et à pro- portion qu'il croîtra ou diminuera, l'âme portera des fleurs et des fruits en petite ou en grande quantité. Rien n'est hors du pouvoir d'un homme qu'un désir enflammé anime et possède puissamment.
L'avare fend les mers, défie les tempêtes, traverse les royaumes barbares, pénètre jusqu'au bout de l'univers, s'enfonce au plus profond des abîmes, et descend presque aux enfers pour y trouver de l'or, de l'argent et des pierres précieuses. D'où procèdent toutes ces courses et toutes ces agitations de corps et d'esprit ? D'un désir insatiable de s'enrichir.
Les soldats se présentent à la tête des armées, dans les premiers escadrons. Ils s'élancent à corps perdu au milieu des bataillons. Ils se moquent des piques et des mousque- tades. Ils s'avancent jusque sous la bouche des canons. Ils montent avec ardeur sur la brèche, au milieu des grenades, des cercles à feu, des huiles bouillantes et de toutes sortes de machines de mort, sans pâlir et sans reculer d'un pas. Ils se rient de la sueur de leur visage et du sang qui coule de tous leurs membres. Qu'est-ce qui fait tous ces mi- racles? Un désir bouillant de gloire et de récompense.
Saint Thomas, sur la connaissance de l'efficacité du dé- sir, rendit une sage réponse à sa sœur. Elle lui demandait comment elle pourrait se sauver. Si vous le voulez, lui dit- il ; c'est ce que Notre-Seigneur promet en l'Évangile, où il nous assure que tous ceux qui ont faim et soif de la jus- tice sont bienheureux, parce qu'ils seront rassasiés. Et la
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glorieuse Vierge, dans sa propre expérience, s'écrie : Esu- rientes implevit bonis ; Il a rempli de bien ceux qui avaient faim. Dieu est un Père d'une trop tendre affection, et qui a un cœur trop compatissant pour ouïr longtemps les sou- pirs de ses enfants qui meurent de faim. Sa charité ne souffre pas même la voix des petits corbeaux, sans leur apporter secours avec tendresse et promptitude.
Le prophète David courait à son Créateur comme le cert altéré aux fontaines et aux rivières pour y éteindre sa soif. Aussi Dieu le consola dans ses afflictions, et l'enrichit de dons et de grâces dans sa ferveur.
Daniel vécut dans des lumières continuelles, qui l'ont fait toute sa vie une source de vertus, laquelle se répandait sur tout son peuple. Dieu lui témoigna une affection et une familiarité très particulières, parce qu'il était un homme de désir.
Le désir d'une plus grande perfection est le signe d'une bonne santé spirituelle, comme l'appétit est un témoignage de la santé corporelle. Et saint Bernard, au sermon qu'il a fait sur saint André, assure qu'il n'est point de signe plus certain de la grâce de Dieu dans une âme, que le dé sir d'une plus grande grâce.
Le feu ne dit jamais, c'est assez. Plus vous lui donnez à manger, plus il dévore. Les Saints ne mettent point de bornes à leurs ferveurs., Ils font toujours de nouveaux progrès de vertus en vertus. Ce sont les divins animaux qui accompagnent leur roi, porté sur un char de bataille et de triomphe, et qui ne s'arrêtent jamais. Ils désirent à chaque heure de pousser plus avant, regardant comme une lâcheté de se contenter de leurs conquêtes.
Les serviteurs du siècle et de leurs passions ne se tiennent jamais pleinement satisfaits, soit qu'ils courent après les honneurs, ou qu'ils travaillent à la recherche des ri- chesses.
L'ambitieux veut mettre villes sur villes, provinces sur provinces, royaumes sur royaumes, ainsi que les géant;
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entassaient les montagnes les unes sur les autres pour esca- lader les cieux. Vous en avez une expression naïve dans Pyrrhus, roi des Epirotes. Cynéas, homme de probité et de bon conseil, dans la vue que ce prince brûlaitd'un désir ex- cessif d'étendre les bornes de son empire par des guerres périlleuses, lui dit un jour : Sire, quel motif pousse Votre Majesté à tant de travaux et de périls dans l'Italie, où elle expose sa personne sacrée à une infinité de hasards, pour une victoire incertaine et qui n'est d'aucune nécessi- té ? Elle possède un très beau et très riche royaume auquel celui de la Macédoine a été ajouté par sa valeur et par sa bonne fortune . Ce roi lui repartit : Ne voye^-vous pas la conséquence de la conquête d'Italie? Elle me servira de marche pour entrer dans la Sicile, province très fertile et d'une assiette importante . — Lorsque, dit ce sage con- seiller, la Sicile sera sous le sceptre de Votre Majesté, quelle utilité en tirer a-t-elle ? — J'admire votre raison- nement, répliqua Pyrrhus; n'est-il pas évident que dans une telle puissance, j'aurai un passage libre pour Carthage, que je ferai fléchir sous mes armes et sous mes lois? — Je l'ac- corde, dit Cynéas; mais après cette victoire, où Votre Majesté portera-t-elle ses étendards ? — Je pousserai mes triomphes, dit le con^uévântjusqu'aux colonnes d'Hercule, et je n' aurai pour bornes de mon empire que l'Océan.
Charles-Quint avait un cœur plus large et une flamme plus brûlante. Cet hémisphère ne remplissait pas tous ses désirs. Dans le dessein d'avancer ses victoires dans l'un et l'autre monde, il prit pour son symbole les deux co- lonnes d'Hercule avec ces deux mots : Plus outre.
Vous touchez au doigt que le désir de l'honneur n'a point de limites, et qu'il presse chaque jour son homme à doubler le pas pour des desseins plus généreux. Est-il rai- sonnable que le religieux ait moins de cœur et de feu pour son Dieu et pour son salut, qu'un infortuné ambitieux pour un peu de vent et de fumée ?
L'avarice n'a pas une convoitise moins ardente et moins T. I. 3
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difficile à assouvir. Si le roi vous ouvrait ses coffres et ses trésors, avec une pleine et entière liberté d'y prendre de l'or, de l'argent et des joyaux à volonté, quelles bornes mettriez-vous à vos désirs et quelle modération à vos mains, si particulièrement vous voyiez un miracle sen- sible par la reproduction de ce que vous enlèveriez?
Crésus, roi de Lydie, un des plus opulents princes de l'univers, voulut un jour délasser son esprit dans un agréable divertissement. Il mena ses favoris à la chambre de ses trésors, et leur donna le pouvoir absolu d'y prendre tout ce qu'ils pourraient porter sur eux. A l'instant ces oi- seaux de proie fondent à corps perdu sur les coffres ou- verts, emplissent d'or et de perles leurs poches, leurs hauts et bas de chausses, leurs pourpoints, leurs chapeaux, leurs cheveux, leurs oreilles, leurs bouches, et toutes les parties de leur corps. L'avidité en porta quelques-uns à un tel excès, qu'elle leur ôta la puissance de marcher et de trans- porter leur conquête. Ce ridicule spectacle donnait un sin- gulier plaisir à ce roi, et une belle instruction à ceux qui étaient présents.
Dieu nous ouvre son palais céleste, et nous dit : Prenez tant de gloire qu'il vous plaira : mes grâces ne vous man- queront jamais. Quoi! Serait-il possible que nous nous laissions tomber les bras et abattre le cœur dans la contem- plation d'une gloire si ravissante ?
Le religieux qui attache tout son esprit à la terre qu'il a quittée, et qui n'emploie pas toutes ses forces à l'augmen- tation de ses vertus, mérite un notable châtiment. C'était la pensée d'Ulric, sage et vertueux abbé de l'Ordre de Cî- teaux. Un frère convers, meilleur économe que religieux, acquérait plusieurs champs à son monastère et ne bornait jamais sa convoitise. Ce prélat, homme de grande doctrine et de grande vertu, à la vue de cette blâmable avidité des biens périssables, appelle ce frère, et lui dit avec esprit : Mon cher frère, pourquoi croyez-vous que je sois venu en Religion? — Hélas! mon révérend Père, il ri appartient pas
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à un pauvre frère comme moi d'avoir la première pensée de ce jugement. — J'y suis venu, dit Ulric, pour pleurer mes péchés et pour en faire pénitence. Mais vous, mon frère, de quel motif avez-vous été poussé pour demander l'entrée de ce monastère ? — Du même motif, réplique l'é- conome.
L'abbé, d'un ton grave et sérieux, ajoute alors : Si votre réponse est véritable, d' où procède cette ardeur insatiable, cette soif continuelle des biens de la terre? Si un sincère et parfait désir de laver vos péchés par vos larmes vous a retiré du siècle, vous devez prendre une manière de vie bienséante à un pénitent, par une fréquente retraite dans votre oratoire, afin d'y passer vos fours en jeûnes, en veilles et en prières, pour vous sanctifier dans les grâces de votre Rédempteur. Le ravissement du bien du prochain et l'amas de tant d'or, d'argent et de possessions, ne sont pas les actions d'un vrai pénitent. Toutes les richesses de la terre ne sont qu'une poussière qui sera bientôt emportée par le vent.
Monsieur, dit l'économe, tout ce que /achète est proche de nos champs et de ?ios vignes. — Ah! dit le sage Supé- rieur, après l'achat de ces champs et de ces vignes, vous y ajouterez encore les propriétés des voisins, et en conséquence vous pousserez vos bornes jusqu'au Rhin, et le passerez à pied sec. De là vous avancerez jusqu'aux montagnes, et ne terminerez ni vos courses ni vos prétentions, jusqu'à ce que la mer fasse barrière à votre i?npétuosité. Je crois que sa vaste étendue bornera vos yeux et votre cœur. Or, afin de vous délivrer d'une si longue et si ennuyeuse fatigue, vous demeurerez dans votre cloître, pour y faire oraison et pour pleurer les fautes de votre vie passée. Mon pauvre rrère, un peu de patience, et vous aurez assez de terre sur vous, sous vous, et même dans vous, n'étant que poudre et devant retourner en poudre.
A cette nouvelle, quelques-uns de la maison, dans l'ap- préhension de la ruine du temporel, coururent à ce saint
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prélat, et s'écrièrent : Monsieur, monsieur, nous vous sup- plions de ne point hâter l'exécution de cette résolution. Si vous ôtesy ce frère de noire économat, la ruine de ce mo- nastère est inévitable. — Mes pères, inespérés, dit l'homme du ciel, jetons notre pensée et notre confiance en Dieu, et il nous nourrira. Que s'il ne lui plaît pas de nous assis- ter des biens temporels, la perte de notre maison est un moindre mal que celle d'une âme rachetée par le sang de mon Sauveur, et qui le doit louer ou blasphémer dans toute l'éternité.
Les Religieux n'ayant rien gagné sur sa constance, il fut attaqué puissamment par Reinolde, archevêque de Co- logne, qui, dans le désir de se débrouiller de ses dettes et de remettre en état ses métairies, qui étaient dans le dé- sordre, lui envoya demander ce frère économe renommé par tout le pays. Le généreux abbé fit une repartie digne de son héroïque vertu. J'ai, dit-il, deux cents brebis dans une telle métairie, et tant dans une telle autre ; j'ai plu- sieurs chevaux et plusieurs bœufs. Tous ces animaux et tous les biens temporels de mon monastère sont au service de Monseigneur ; mais ma conscience ne me permet pas de lui abandonner l'âme de ce frère convers, de laquelle je dois répondre à Dieu, qui m'en a donné la charge. (Caesa- rius, i, 4, cap. 62.)
Ainsi, ce religieux demeura dans sa cellule pour y réci- ter son cappelet tout à loisir, et le monastère ne laissa pas d'aller son train ordinaire, et de nourrir tous ses religieux sans difficulté.
Au moins ayons autant de désir du profit spirituel de nos âmes, que nous sentons d'affection pour l'avancement du bien temporel de nos maisons. Considérons souvent l'excellence de la vertu, l'importance de notre salut, la grandeur de la récompense, et l'infinie majesté et bonté de Dieu, qui mérite des services et des adorations d'une perfection infinie, si elle était possible à une créature. Il nous exhorte à être parfaits comme il est parfait, c'est-à-
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dire, infiniment, si cela était dans notre pouvoir. Ne rétré- cissons pas notre cœur à l'aspect d'un Roi si aimable et si adorable.
II. Le second moyen général pour assurer notre salut et pour aller d'un bon pas à la perfection religieuse, est de ne point jeter les yeux sur les déportements d'autrui ; mais de retenir toute son attention sur soi-même, et de vivre comme s'il n'y avait que Dieu et nous dans l'univers. La comparaison de nous avec les autres, qui, selon notre jugement, ne sont pas sous des charges si pesantes que la nôtre, est un des plus grands empêchements de la tran- quillité de notre esprit, et de notre avancement spirituel.
On se moquerait de Samson, d'Hercule et de Goliath, s'ils s'amusaient à des combats contre les grues, ainsi que les Pygmées. Chacun se doit habiller selon sa grandeur, et combattre selon ses forces et ses armes.
Si chaque jour le roi donnait cent mille écus à un gen- tilhomme, et cinquante écus seulement à un autre, la raison n'exigerait pas les mêmes services et les mêmes reconnais- sances de tous les deux, et l'on n'aurait pas la croyance qu'ils pussent devenir également riches.
On fit rendre compte de cinq talents au serviteur qui en avait reçu cinq pour son trafic, de deux à celui qui n'en avait reçu que deux, et d'un talent au troisième, à qui l'on n'en avait mis en main qu'un seul.
Un aigle doit voler jusqu'aux nues. Une autruche serait admirable si elle s'élevait à la hauteur de deux ou trois piques, et le vol du cheval Pégase est un miracle, dans les fables mêmes.
De là vient que les saint François, les saint Ignace, les sainte Catherine de Sienne et plusieurs autres, se sont ju- gés les moindres de tous les hommes ; parce que, disaient- ils, si Dieu avait accordé aux autres les mêmes grâces qu'il a versées dans nos âmes, ils en feraient un meilleur usage.
Dé plus, il est très difficile de faire une véritable com- paraison de nos actions avec celles des autres. Celui qui
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dans son extérieur ne paraît que vulgaire, est peut-être dans une haute éminence de vertu et de perfection devant le souverain Seigneur de l'univers. Le mérite principal est dans les actes intérieurs, et dans la pureté de l'inten- tion, qui ne regarde que le pur amour et la plus grande gloire de Dieu. Souvent sous beaucoup de cendres on cache un grand brasier.
Laissons agir chacun selon sa portée et selon sa volon- té : notre éternelle couronne ne dépend pas des actions d'autrui. Notre Juge mettra sur la balance les œuvres de chaque particulier, et non pas la vaine opinion des hommes, qui sont souvent trompés par l'apparence extérieure.
Disons avec le généreux Mathathias, père des Macha- bées : « Quand toutes les nations de la terre abandonne- raient la loi de leurs pères, moi, mes enfants et mes frères nous obéirons à la loi de nos ancêtres. Vive Dieu ! il ne nous est pas utile d'abandonner la loi et les commande- ments du Seigneur des hommes et des Anges. »
Cette indépendance nous mettra dans une fermeté et une constance totales en la voie de la perfection, par la vue de Dieu seul, qui est immuable.
III. Le troisième moyen général pour notre avance- ment dans la vertu, est la persuasion qu'en l'état de vie où nous sommes nous pouvons être très parfaits. Cette pen- sée nous épanouira le cœur, et nous fera courir avec joie et allégresse, non seulement par le chemin des comman- dements, mais aussi par le sentier des conseils. Au con- traire, l'estime que notre état n'est point propre à la per- fection nous glace le sang dans les veines, nous resserre le cœur et le remplit d'amertume, nous abat les mains et les bras et nous jette les fers aux pieds.
Un religieux qui se laisse posséder de cette imagination est comme une statue inanimée. Il ne se remue que par force, et autant qu'il est poussé par la crainte. Et cette tentation est plus dangereuse en ceux qui n'ont pas la lu- mière des sciences. Car, au lieu d'une véritable humili-
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té, ils s'abattent sous une frayeur pusillanime, et dans le sentiment de la faiblesse de leurs ailes, ils désespèrent in- continent de pouvoir suivre les aigles, dont ils admirent le vol au-dessus des nues.
Saint Gilles même, très élevé dans la contemplation, dit un jour à saint Bonaventure, son Général, et docteur vrai- ment séraphique : Mon révérend Père, Dieu vous a fait de très grandes faveurs, et vous a accordé des dons très exquis, tant de nature que de grâce. Mais nous, pauvres frères, simples et idiots, que pouvons-nous faire pour plaire à Dieu et pour nous sauver dans la perfection? — Ah! mon cher frère, répliqua ce saint docteur, quand Dieu ne ferait nulle grâce à l'homme, sinon de lui donner son saint amour, en sorte qu'il aimât son Créateur, cet amour est plus que suffisant pour le conduire en paradis et lui donner une place très élevée. Saint Gilles repartit : Quoi donc! Se peut-il faire qu'un homme ignorant aime autant Dieu qu'un docteur consommé dans toutes les sciences ? Saint Bonaventure l'assura que la moindre femmelette peut avoir l'amour de son Créateur aussi sublime que le plus grand et le plus subtil docteur de la sainte théologie.
Saint Gilles, à cette bonne nouvelle, tressaillit de joie, et, plein d'une divine ardeur, courut au jardin; là, se haus- sant sur la muraille qui était du côté de la ville, il s'écria à pleine tête : Bonnes vieilles, simples et ignorantes, aime^ votre Seigneur et votre Dieu : et vous pourrez vous rendre plus parfaites que frère Bonaventure , qui est un très cé- lèbre docteur et maître en théologie. Ayant dit ce peu de paroles, il demeura l'espace de trois heures immobile, dans un ravissement merveilleux. Ainsi parle l'auteur de sa Vie.
Croyons donc fermement que si nous voulons, nous serons excellents en vertu dans l'état de vie où Dieu nous a mis, et que notre lâcheté seule met l'empêchement au progrès que nous y pourrions faire.
IV. Le quatrième moyen général pour nous sauver
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excellemment et joyeusement, est l'amour et l'estime de notre vocation. Ce point est d'une extrême conséquence ; car si nous en avons une haute idée, nous en aimerons Dieu avec plus d'ardeur. Nous le louerons, nous le béni- rons, et nous le remercierons d'une grâce si particulière et si considérable, à la vue du délaissement d'une infinité d'autres dans la barbarie, dans l'hérésie, dans le liberti- nage, dans l'ignorance des choses célestes, et dans l'embar- ras et l'inquiétude intolérable du siècle corrompu.
Cette grande opinion de notre vocation nous fera aussi vivre dans une allégresse sans égale et dans un repos d'es- prit inexplicable, à la vue de notre sort qui est tombé en bon lieu. Nous estimerons tous nos respects et tous nos services rendus à Dieu, toutes nos sueurs et tous nos tra- vaux employés à son honneur, très peu de chose, si nous les comparons à cet insigne bienfait, qui est un gage presque certain de notre félicité éternelle.
Au contraire, l'estime ravalée de notre vocation nous rendra tièdes dans nos oraisons, froids dans nos actions, pleins de murmures aux moindres souffrances, onéreux à nous-mêmes, fâcheux aux Supérieurs, intolérables à tous les autres.
Enfin, si la racine et le tronc sont vermoulus, les feuilles, les fleurs et les fruits pourris couleront dans la boue et dans l'ordure, et tout l'arbre tombera bientôt dans le pré- cipice, ainsi que l'expérience journalière ne le montre que trop. Pour cette raison, il faut entretenir avec soin une grande estime de sa vocation, par la considération de son excellence, de son utilité, du bonheur qu'elle procure. Vous pourrez vous servir à ce sujet de ce que nous avons déjà rapporté ci-dessus, et de ce que nous dirons au cha- pitre suivant et au traité des tentations.
SECTION III. L'état des Frères Couver s est rempli de bonheur
CHAPITRE PREMIER.
L'ÉTAT DU RELIGIEUX OCCUPE AUX OFFICES DE MARTHE N'EST PAS MOINS UN ÉTAT DE JOIE QUE CELUI DES PRETRES.
I. Joie des mondains. — II. Joie des Religieux. Quatre fleuves de joie en la Religion : i* L'Oraison ; 2" la Pauvreté ; 3° la Chasteté ; 4 l'Obéissance.
* ' ÊtWM ersonne ne peut vivre sans amour : aussi ne ^peut-on vivre sans joie. Le religieux, par son .éloignement du siècle, laisse des plaisirs de terre, de chair et de passage ; mais Dieu lui en donne en récom- pense de spirituels, de célestes et d'éternels.
Saint Anselme, dans une extase, connut la bassesse et la misère des contentements du monde et l'excellence de ceux de la Religion. Il vit un torrent fort vaste et fort im- pétueux, plein d'eau trouble, sale et remplie de toutes sortes d'immondices, qui étaient si vilaines et si abomi- nables que la seule vue en faisait horreur. (Edmere, en sa Vie.)
Ce torrent traînait avec lui tout ce qu'il rencontrait : hommes, femmes, filles, garçons, riches, pauvres, artisans, marchands, avocats, et de quelque condition que ce fût. Ce saint personnage, étonné d'un spectacle si imprévu, demande à son conducteur de quelles viandes usait cette infortunée multitude ? Le conducteur répond : Cette fange et ce timon leur servent à rassasier leur faim et leur soif. — Hélas ! s'écrie saint Anselme, est-il possible que ceux à
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qui cette nourriture plaît, osent se mettre au nombre des hommes? Le conducteur répliqua : Ne vous étonnez point , ce torrent que vous voyez est le monde, qui emporte et traite mal ceux qui lui engagent leur affection et qui se laissent entraîner par son impétuosité.
IL Cet Ange de lumière ajouta : Voulez-vous savoir la beauté et l'excellence de la Religion ? — Vous m'obligerez fort, repart Anselme ; je sens un extrême désir de cette connaissance. L'Ange le mène donc dans un beau et grand cloître, et lui dit : Regardez de toutes parts. Anselme jeta les yeux partout, et vit toutes les parois couvertes d'un très pur argent. L'herbe du préau était si agréable à la vue, qu'elle surpassait toutes les paroles et toutes les pensées qui l'eussent voulu décrire. Si l'on y désirait prendre son repos, elle se courbait de la même sorte que nos herbes communes. Mais elle se redressait aussitôt qu'on la laissait dans sa liberté. Elle était d'argent, et enrichissait ce lieu- là d'une beauté ravissante. Saint Anselme, épris d'une très sensible allégresse, choisit cette demeure pour lui; et étant éveillé de ce mystérieux sommeil, il se résolut à fuir les vains ébats du siècle, et à aimer les délices innocentes de la vie religieuse qu'il avait embrassée.
La Religion est un paradis terrestre. C'est un Eden, c'est-à-dire un lieu de plaisir et de récréation. C'est l'état d'une parfaite sainteté. Ce paradis donne quatre grands fleuves de joie, qui arrosent non seulement la surface, mais aussi le sein de toute la terre.
Le premier fleuve, et le plus plein, est l'oraison, qui prend sa source dans Dieu même ; le second, la pauvreté, qui s'étend sur tous les biens temporels; le troisième, la chasteté, qui rafraîchit tous les membres du corps ; l'o- béissance est le quatrième, qui pénètre jusqu'aux moelles les plus cachées de l'âme.
i. La joie qui se prend de la contemplation et de l'a- mour de Dieu dans l'oraison, surpasse toutes les délices de l'univers. Dieu en est l'objet infiniment aimable, qui
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répand des lumières et des douceurs ineffables sur l'âme qui s'en approche.
Saint Augustin, dans l'admiration de la grandeur, de la bonté et de la suavité de son Créateur, s'écrie : « Mon Sei- gneur et mon Dieu, qu'est-ce que j'aime lorsque je vous aime? Ce n'est ni tout ce que l'espace renferme de beau, ni tout ce que les temps nous présentent d'agréable. Ce n'est ni cet éclat de la lumière qui donne tant de plaisir à nos yeux, ni la douce harmonie de la musique, ni l'odeur des rieurs et des parfums, ni la manne, ni le miel, ni tout ce qui peut plaire dans les voluptés de la chair, non, ce n'est rien de tout cela ; et néanmoins en aimant mon Dieu, j'aime une lumière, une harmonie, une odeur, une viande délicieuse, une volupté charmante. Mais cette lumière, cette harmonie, cette odeur, cette viande et cette volupté ne se trouvent que dans le fond de mon cœur, dans cette partie de moi-même qui est tout intérieure et tout invi- sible, où mon âme voit briller au-dessus d'elle une lu- mière que le lieu ne renferme point, où elle entend une harmonie que le temps ne mesure point, où elle sent une odeur que le vent ne dissipe point, où elle goûte une viande qui, en nourrissant, ne diminue point, et enfin où elle s'unit à un objet infiniment aimable, dont la jouis- sance ne dégoûte point. Voilà ce que j'aime quand j'aime mon Dieu. » Ainsi parle saint Augustin, qui avait éprouvé dans son cœur ce qu'il met sur le papier.
Dieu promet cette douceur de l'oraison dans le prophète Isaïe : « Je les mènerai, dit-il, sur ma sainte montagne, et les réjouirai dans ma maison d'oraison ; leurs holocaustes et leurs victimes me seront agréables sur mon autel, parce que ma maison sera la maison d'oraison pour tous les peuples de la terre. »
Cette montagne divine est la Religion. Toutes les cellules des religieux sont un sanctuaire où chacun d'eux se pré- sente à son Créateur et Rédempteur en holocauste par ses vœux. C'est là que Dieu verse dans son âme un torrent
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de délices, et qu'il l'enivre des vins de son palais céleste. C'est là qu'il trouve les paroles de Dieu plus douces que le miel et l'ambroisie.
Saint François recommandait avec soin à ses enfants la joie de l'esprit, ainsi qu'un puissant rempart contre toutes les attaques du démon, et il ajoutait ensuite que cette joie procède de la pureté de l'âme, ainsi que d'une vive source ; qu'elle s'acquiert par les bonnes œuvres, et principalement par l'oraison ; et qu'en conséquence, il faut se jeter dans le sein de l'oraison comme dans un port assuré, lorsque nous sommes agités de quelque fâcheuse tempête. Les Saints en ont fait l'expérience.
Saint Macaire dit que souvent les Serviteurs de Dieu sont dans un festin royal, où se trouve une très délicieuse abon- dance de viandes célestes et divines, qui leur cause une telle délectation qu'elle est inexplicable. Cassien certifie que l'abbé Jean avait coutume d'être rempli d'une si vé- hémente et si douce allégresse spirituelle, que souvent il perdait la mémoire des viandes et des repas. Saint Ephrem était si comblé des douceurs du paradis dans ses prières, que son cœur éclatait en soupirs d'amour et d'ardeur, et qu'il s'écriait souvent : Ah ! Seigneur, retirez-vous de moi, car ce petit vaisseau de mon corps n'est nullement capable de recevoir de si excessives faveurs. C'est ce que j'ai vu dans un religieux de notre Compagnie, lequel était si ar- demment enflammé de l'amour de Dieu, et si plein de consolation, que son cœur se dilatant trop, il n'en pouvait plus, et priant Dieu de faire un peu de trêve, il se plaignait amoureusement avec des élans tout de feu de ce qu'il le pressait trop et l'obligeait au delà de ses mérites. Je trem- blais cependant, de crainte qu'il ne tombât pâmé dans ma chambre. Chacun sait que saint Xavier, ravi en Dieu et •enivré de ce divin nectar, ouvrait sa soutane pour donner un peu d'air et de rafraîchissement à son cœur embrasé, et qu'il criait à haute voix : C'est assez, Seigneur, c'est assez. Sylvain, homme d'oraison et de mortification, après
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une longue et fervente prière, fermait les yeux, de peur, disait-il, qu'au sortir d'un si beau et si agréable spectacle, il vît avec déplaisir la bassesse et la difformité des êtres créés.
Loin donc tous les vains passe-temps de la chair et de la terre ; loin tous les vains désirs et les frivoles espérances de ce siècle. Dieu contemplé et goûté dans l'oraison suffit plus qu'abondamment à une âme bien faite. Que le reli- gieux soit sur ses gardes pour ne point mêler le fiel des créatures parmi le miel et l'excellence du Créateur.
2. Le second fleuve de joie, dans les Maisons religieuses, c'est la pauvreté. Ce fleuve paraît d'abord avoir fort peu d'eau douce ; mais si l'on y met le pied, on trouve qu'il est d'une grande profondeur, et si l'on en goûte, sa dou- ceur se trouve charmante et délicieuse.
Athénée écrit que l'eau a le goût du vin en plusieurs lieux, comme dans la Paphlagonie, où elle enivre ceux qui en prennent avec excès. Théopompe dit qu'une autre fontaine a le même effet auprès du fleuve Erganès.
La pauvreté n'est en apparence qu'une eau froide et gla- cée ; mais dans l'usage c'est le vin des Anges et le pain des Saints. Les enfants d'Israël étaient dans le désert d'Arabie, symbole de la religion et de la pauvreté; Moi'se y fit sortir de l'eau d'un rocher pour faire boire ce peuple, si dénué de toutes les commodités de la terre, qu'il n'avait pas un verre d'eau pour sa boisson. Ce breuvage miraculeux fut rendu si agréable, que Moïse ose assurer que Dieu avait nourri ce grand peuple d'un miel sorti de la pierre. La faim et la soif sont un si savoureux assaisonnement, que les rois même les plus délicats y ont trouvé plus de goût avec une croûte de pain dur et moisi et avec un verre d'eau trouble, que dans tous leurs mets les mieux apprêtés et dans leurs vins les plus délicieux.
Renaud, un des premiers et des principaux compagnons de saint Dominique, avait été fort riche, et était accou- tumé à une vie molle et délicate. On lui demanda un jour
^6 LE SAINT TRAVAIL DES MAINS
si une vie si rude et si austère ne lui était point à dégoût ; il repartit avec un visage et un cœur joyeux : Saches que la rigueur qui vous frappe les yeux m'est d'une telle dou- ceur, que souvent J'ai été fâché de tout mon cœur de vivre dans une trop grande délicatesse, et que j'ai eu peur de nv avoir nul mérite devant Dieu.
Vous avez ouï parler du procès que les Religieux de saint Bernard lui intentèrent, de ce qu'il leur faisait faire trop bonne chère. Et cependant leur pain était si grossier et si dégoûtant, que le juge, qui était l'Evêque deChâlons, tint comme un miracle que des hommes en pussent vivre, et il s'en réserva un morceau pour le montrer où il irait. Il fallait bien que les Anges y versassent quelque liqueur céleste, comme on les a vus faire ailleurs.
Le religieux, par son vœu de pauvreté, renonce à tous les plaisirs des biens de la terre ; et Dieu le récompense par le goût des biens célestes, et par l'exemption des soins qui se jettent à la traverse des richesses, et qui leur sont des pointes d'une douleur continuelle.
Saint Chrysostome compare la pauvreté à la fournaise de Babylone, où la flamme non seulement ne fit nul mal à ces jeunes seigneurs, mais se changea pour eux en un doux vent de rafraîchissement. « La pauvreté est un feu brûlant qui pénètre jusqu'aux moelles les plus cachées. Si quel- qu'un néanmoins se jette pour l'amour de Dieu au milieu de ses brasiers, l'y loue, l'y bénit et l'y remercie de ses fa- veurs, il verra dans un agréable étonnement que ses liens lui tomberont des mains et des pieds, et que la flamme s'é- teindra, ou que si elle ne s'éteint pas, elle se changera, par un plus grand miracle, en une très douce rosée. Ainsi parle saint Chrysostome. »
Epicure, le maître et l'adorateur de la volupté, enseigne que notre goût se doit contenter de légumes, de fruits et de viandes grossières, parce qu'il faut trop de soin et d'in- quiétude pour payer et pour préparer de la chair et des viandes exquises, et que l'on sent plus de peine à la re-
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cherche et à l'assaisonnement que de satisfaction et de plaisir dans la jouissance.
Enfin, le véritable pauvre d'esprit et de cœur, qui a tout quitté pour Dieu, jouit d'un repos solide et inébranlable, dans la certitude que ce souverain Seigneur du ciel et de la terre s'est obligé de le pourvoir de ce qui lui sera né- cessaire.
Saint François disait qu'il y a un mutuel accord et une mutuelle obligation entre Dieu et les religieux : qu'eux, de leur part, laissent tout pour son amour, et s'abandonnent à sa paternelle providence, et que Dieu, par une affection réciproque, les nourrit et les entretient, non seulement comme un maître ses domestiques et ses serviteurs, mais ainsi qu'un bon père ses enfants ; et ils sont des enfants si bien nés, que pour mieux épurer leur amour, ils se sont privés de toutes les commodités de la terre.
S'il a soin de nourrir les petits corbeaux abandonnés de père et de mère dans leur nid, et de vêtir mieux que les rois les lis exposés au milieu de la campagne, il ne man- quera jamais à ses pauvres enfants qui l'invoquent dans leur nécessité. Il s'y est obligé plusieurs fois par ses saintes Ecritures : et l'expérience journalière le prouve dans toutes les familles religieuses, ainsi que je l'ai ample- ment montré sur ce$ paroles du Prophète : Jacta cogitatum tuum in Domino, et ipse te nutriet ; Jetez votre pensée et votre confiance en Dieu, et il vous nourrira. (Ps. liv.) Je me contenterai d'un seul exemple, mais qui est très rare.
Jean Calabre et Albert, religieux de l'Ordre de Saint- Dominique, n'avaient trouvé en toute leur quête qu'un seul pain. Un Ange se présenta à eux déguisé en pauvre, et leur demanda l'aumône dans une instance si pressante, qu'ils lui donnèrent ce pain qu'ils apportaient au monas- tère. Cet Ange disparut alors, et saint Dominique les loua de leur libéralité. Il les assura que ce pauvre était un des princes du paradis, et que Dieu pourvoirait à ses servi-
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teurs sur la terre. Il entre dans l'église, et après une courte mais fervente prière, il commande qu'on sonne le dîner. Quelques-uns disaient que ce serait une peine inutile et ridicule d'aller au réfectoire et de se mettre à table, parce qu'il n'v avait pas dans la maison un seul morceau de pain. Le Saint, plein de confiance en Dieu, s'écria : Non, ?ion, mes frères, la peine ne sera point inutile, Dieu nour- rira ses serviteurs. On entre au réfectoire, les tables étant préparées à l'ordinaire, saint Dominique donne la béné- diction ; chacun s'assied à sa place, et frère Henri Romain commence la lecture. Cependant rien ne venait pour man- ger ni pour boire ; le saint Patriarche joignant alors les mains et levant les yeux au ciel, fît une humble prière à Dieu de l'assister dans cette urgente nécessité : à l'instant^ tous les Religieux virent paraître au milieu du réfectoire deux jeunes hommes d'une ravissante beauté qui portaient des pains blancs, et qui, commençant par les derniers, en donnaient un à tous ceux qui étaient assis. L'un distri- buait ses pains du côté gauche du réfectoire, et l'autre du côté droit. Etant venus à saint Dominique, ils lui don- nèrent aussi son pain, et lui ayant fait la révérence, ils dis- parurent. Ce charitable Père, ne pouvant alors contenir sa joie, s'écria : Mangez, mes frères, mangez le pain qu'il a plu à Dieu de vous envoyer. Puis, appelant ceux qui ser- vaient à table, il leur ordonna d'apporter du vin. Ils ré- pondirent qu'il n'y en avait plus ; mais l'homme de Dieu, plein du Saint-Esprit, leur dit: Alle^ au tonneau, et appor- tez-nous du vin que notre bon Père et Maître y vient de verser. Ils furent fort surpris de trouver le tonneau qui regorgeait de vin ; ils en apportèrent en grande hâte à toute la Communauté, qui le trouva très excellent. Le saint homme, tressaillant d'aise, ne put s'empêcher de dire en- core : Buve^, mes frères, buvez Ie vin 2ue Dieu vous a en- voyé. Ils burent et mangèrent, trempant leur pain et leur vin dans les larmes de la joie. (Thierry d'Apolda, livre m, chap. 4.) Cette manne céleste leur dura tout le jour, le
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lendemain, et le troisième jour jusqu'au dîner ; après quoi saint Dominique commanda que le reste fût donné aux pauvres, ne voulant pas qu'on en fît aucune réserve. 11 fit ensuite une excellente exhortation pour animer ses Reli- gieux à jeter toute leur confiance en Dieu, et à ne se dé- fier jamais de sa bonté et de sa providence paternelles, en quelque nécessité qui leur pût arriver.
3. Le troisième fleuve de joie qui inonde le corps et l'âme du religieux, c'est la chasteté, qui conserve le corps en santé et en vigueur. Pour cette raison, les anciens athlètes se privaient de l'usage des femmes, et vivaient dans une rare tempérance.
La chasteté n'aide pas moins l'âme, la délivrant d'une in- finité de tristesses, de chagrins et d'anxiétés, qui brouillent, inquiètent, et souvent accablent l'esprit des personnes mariées.
Quelle fâcherie d'avoir une femme qui a la cervelle de travers, la tête dure, le cœur de tigresse et de harpie ; qui veut paraître en ses habits comme un paon, et en ses pierre- ries comme une reine ; qui rompt les oreilles par ses crie- ries et ses importunités, qui traverse le repos par ses soup- çons, qui donne de la crainte par ses fréquentations, qui fait horreur par ses haines et ses détractions ! Quelle peine de nourrir, d'habiller et d'instruire des enfants onéreux par leur multitude, désagréables par leur stupidité, dange- reux par leurs vices, intolérables par leurs débauches! Les maîtres se plaignent de l'un ; les voisins, les serviteurs, les amis, la femme sont mécontents de l'autre. Les uns crient qu'ils sont malades ; les autres, qu'ils ont besoin d'habits, d'argent, de livres, de chevaux, d'équipage, et d'une infinité de choses, partie nécessaires, partie superflues, et souvent dommageables. Les vices présents fendent le cœur à un père vertueux, et les dangers futurs ne lui donnent aucun repos, ni jour ni nuit. S'il a beaucoup de serviteurs, il craint la main de l'un, qui est larron; la bouche de l'autre, qui est ivrogne et gourmand ; tout le corps des autres, qui sont T. I.
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sujets à des vices infâmes. Les enfants sont-ils difformes, ils font horreur ; sont-ils beaux et agréables à voir, ils donnent de la jalousie. Je ne dirai rien de la charge des filles, qui souvent se mettent en de grands dangers, et ne rapportent à leurs maisons que de Tinfamie pour elles- mêmes, et des douleurs plus assommantes que la mort pour leurs parents.
Comment est-il possible qu'un bon esprit qui pénètre toutes ces misères et qui aime la vertu et ses enfants, ait un solide repos et une parfaite tranquillité dans le senti- ment de son cœur partagé en tant de soins, de craintes et de perplexités?
La chasteté exempte de tous ces malheurs. Sur quoi Ca- ton disait que si le monde était sans femmes, notre vie se- rait semblable à celle des dieux. L'abbé Chérémon, parlant de cette divine vertu, certifiait que la joie qui provient de la chasteté est si grande, que personne ne peut la conce- voir s'il ne l'a éprouvée, et que personne de ceux qui l'ont éprouvée ne la peut exprimer.
On peut à bon droit comparer le mariage au fleuve Hy- panis, qui sort de la Scythie, et est très doux à boire l'es- pace de quatre ou cinq jours de chemin ; mais qui ensuite est fort désagréable, à cause d'une fontaine très amère qui s'y dégorge dedans.
Souvent une maison de personnes mariées est semblable à des fontaines qui sont dans les Cantabres. Pline écrit qu'elles se dessèchent plusieurs fois le jour, et puis versent l'eau comme auparavant. Tantôt on y est joyeux, tantôt triste ; tantôt en colère, et quelquefois paisible ; tantôt rem- pli d'espérance, et aussitôt de désespoir.
Juba rapporte que chez les Troglodytes, on voit un lac qu'on appelle le lac Insensé. Il devient amer et salé trois fois le jour et trois fois la nuit, et revient autant de fois à sa première douceur ; et ce qui est le plus fâcheux, c'est qu'il a quantité de serpents blancs de vingt coudées. Com- bien de serpenteaux, et de vieux serpents, se trouvent dans
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les familles et retiennent leur poison, quelquefois dans la douceur, quelquefois dans l'amertume !
4. Le quatrième fleuve de joie qui remplit le religieux et le fait solidement heureux par les fruits dévie du para- dis, c'est l'obéissance : par la soumission de l'entendement, de la volonté, et de toutes les puissances de l'âme et du corps à son Créateur, elle ne laisse nul sujet de tristesse. Elle lui donne une certitude infaillible que ce qui lui est intimé par son Supérieur, vicaire et lieutenant de Dieu, est l'ordonnance de Dieu même, et par conséquent utile à son salut. Il sait qu'obéissant en ce qui n'est pas évidem- ment mauvais, il a double mérite, l'un de la vertu qu'il exerce, et l'autre de la vertu d'obéissance, qui souvent ap- porte une plus belle et plus glorieuse couronne que la première.
Qui ne se réjouirait de cueillir des palmes et des lauriers à deux mains ? Qui ne serait bien aise de n'avoir nul doute s'il fait bien ou s'il fait mal ; s'il plaît à Dieu en ses exer- cices spirituels et corporels, ou s'il lui déplaît? Les plus saints et les plus illuminés flottent dans une fâcheuse in- certitude et dans une cruelle anxiété lorsqu'ils s'emploient à quelques actes de vertu de leur propre mouvement, sur la crainte que l'amour-propre ne les aveugle et ne les fasse fourvoyer, et dans la vue qu'une grande quantité de personnes ont été trompées par des illusions très spé- cieuses.
Saint Gilles, étant d'une insigne vertu et d'un âge fort avancé, eut permission de faire ce qu'il voudrait, et de de- meurer où il lui plairait. Ce saint frère fut quatre jours dans cet état, dans une pleine et entière liberté. Mais il re- connut qu'il n'avait nul repos d'esprit. Sur quoi il s'alla jeter aux pieds de son Supérieur, et le pria de lui assigner le lieu de sa résidence, l'assurant qu'il se trouvait dans l'impuissance de vivre en une obéissance si libre et si in- déterminée.
Nous ne savons où Dieu veut nous donner ses grâces,
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et où nous sommes en danger de chute. Laissons-nous conduire par l'obéissance, et soyons certains que notre na- vigation sera heureuse et assurée, et que nous arriverons au port désiré de la victoire et de la félicité.
Tous ces motifs de joie et d'allégresse sont communs aux prêtres et aux frères convers. Voyons maintenant qui a plus de raison et d'occasion de se réjouir.
CHAPITRE II.
LE RELIGIEUX OCCUPE AUX OFFICES DE MARTHE A PLUS D'OCCASIONS D'UNE VRAIE JOIE QUE LES PRÊTRES.
I.' Quatre sources de joie pour les Convers : r L'Oraison ; 2° la Pauvreté ; 3 la Chasteté ; 4 l'Obéissance. — II. Conclusion.
I ^f^P^ 1 nous ne regardons que l'apparence extérieure pg^A et le jugement des hommes peu versés dans la l^c-as vertu, cette proposition semblera un paradoxe, et hors de toute raison et de toute vérité. Mais, si nous prenons la balance du sanctuaire et considérons cette vé- rité devant les yeux de Dieu, nous jugerons sans doute que la joie d'un vertueux convers est plus inébranlable que celle d'un prêtre, quoique celui-ci soit d'une vertu égale, et même plus excellente.
Contemplons un peu les quatre sources de joie dont nous venons de parler.
1 . L'oraison du convers est ordinairement plus douce et plus pleine d'affection et de tendresse que celle d'un homme savant, il agit plus par la volonté; l'homme savant agit plus par l'entendement, étant accoutumé au raisonne- ment et à l'examen de toutes les vérités ; et ainsi il se des- sèche la tête, perd beaucoup de temps, et s'évanouit dans ses belles et ses doctes pensées. De là vient que la volonté demeure sans suc et sans saveur, et manque de temps pour
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l'exercice des actes de vertu, qui réjouissent très utilement l'âme et l'embaument des odeurs du paradis.
Un frère dévot qui d'un cœur simple et affectueux se jette dans le sein de Dieu, comme l'enfant sur la mamelle de sa mère, ne perd point de temps et se nourrit avec dou- ceur et profit. De plus, Dieu se plaît à converser avec les simples et à leur parler à cœur ouvert. Il révèle les secrets aux humbles et les cache aux orgueilleux. Nous traiterons encore de cette matière, et nous parlerons de l'oraison au livre suivant; par conséquent n'en disons pas davantage, et jetons l'œil sur les autres motifs.
2. Le vœu de pauvreté donne beaucoup plus d'occasion de joie à un frère vertueux qu'à un prêtre, vu qu'il a be- soin de moins de choses pour ses habits, pour ses livres et pour le reste, et qu'il est assuré que jamais il ne sera obli- gé de trouver ce qui est nécessaire pour la nourriture et pour l'entretien des autres religieux.
Il est vrai qu'il est quelquefois occupé au labourage, au ménage, et aux autres offices qui touchent l'économie ; mais il ne fait qu'y porter la main et y prêter le travail de son corps. Tout le soin et toute l'anxiété tombe sur le Su- périeur et sur les premiers officiers, qui sont prêtres. Un frère est quitte en disant : J'ai fait tout mon possible, dans l'assiduité et dans la vigilance dont je me suis pu aviser. Mais celui qui a une charge doit trouver moyen de donner à ses religieux le vivre, le vêtement et le logement hon- nêtes et commodes. Il doit soutenir les procès, réparer les pertes et payer les ouvriers. Un soldat prend et emmène le bétail, la grêle ruine les vignes, le feu consume la grange, une maladie se met dans le monastère : le pauvre Supérieur est traversé de tous ses soins, et accablé de dou- leur pour toutes ces disgrâces. Un frère convers nettoie son jardin, tient les clefs, fait une sacristie, apprête les viandes, accommode le réfectoire, vaque à son petit office, et étant vraiment pauvre, se réjouit d'autant plus qu'il lui manque plus de choses, se tenant dans le seul désir de son
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salut et de sa perfection. Et quoique tous les prêtres ne soient pas supérieurs, ils ne sont pas néanmoins certains d'une exemption générale pour toute leur vie. Par consé- quent, ils ne sont point si affermis dans la persévérance de leur joie, que ceux qui sont seulement occupés aux exercices corporels.
3. Le frère convers est moins obligé de connaître les vices qui sont contre le vœu de chasteté, et d'en ouïr par- ler que les prêtres, lesquels ne peuvent s'exempter en au- cune manière d'étudier et les maux et les remèdes, et de souffrir, dans les confessions et dans la conversation, le récit de ce qu'ils voudraient bien éloigner de leurs oreilles. Il n'est nulle glace de Venise si belle qui ne se ternisse au moindre souffle. Si saint Paul, saint Benoît, saint Fran- çois, et d'autres anges terrestres, ont senti qu'ils étaient hommes par les révoltes de leur corps, il n'est nul prêtre si uni à Dieu dans l'église et dans son oratoire, qui ne doive trembler au moindre sifflement du serpent et à l'ou- verture d'une plaie pestilentielle. Cette crainte empêche beaucoup la joie de ceux qui se voient obligés parleur vo- cation de mettre les mains dans les ulcères qui au premier aspect font bondir le cœur. Le frère qui cependant ne s'occupe que de la pensée de son propre salut, vit content et joyeux dans son vœu de chasteté, comme le phénix dans les bois odoriférants de l'Arabie heureuse.
4. L'obéissance est une source de joie beaucoup plus abondante et plus inépuisable aux convers qu'aux prêtres; car leur obéissance est perpétuelle, et n'est troublée d'au- cun gouvernement qui leur puisse apporter de la crainte ou de l'anxiété.
Les prêtres au contraire, dans plusieurs Ordres religieux, ont toute leur vie quelque sorte de supériorité, ou dans les classes sur les enfants, ou dans les congrégations sur les bourgeois, ou dans les églises aux prédications et aux con- fessions, ou dans les maisons et collèges sur les religieux. Ces charges ont toujours beaucoup de soins et d'anxiétés ;
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car une âme désireuse de la gloire de Dieu ressemble à saint Paul, et peut dire avec lui : « Qui est-ce d'entre vous qui tombe en quelque infirmité, dont je ne reçoive le contre-coup? Qui est-ce qui souffre quelque scandale, dont je n'aie de cuisantes douleurs qui me consument le cœur ? » Les fautes des écoliers, des pénitents, des inférieurs, sont autant de coups de dagues qui transpercent les entrailles des maîtres, des confesseurs et des supérieurs. Un frère sage et vertueux travaille cependant à son office dans l'u- nion avec son Dieu et dans la douceur de ses faveurs.
C'est un contrat de société bien agréable, quand on participe au gain sans être en danger de souffrir aucune perte ni dommage. Le frère convers, comme membre de la Religion, est participant de tous les mérites et de tous les travaux des prédicateurs, des confesseurs, des profes- seurs et des autres officiers ; de toutes les indulgences et faveurs concédées par les Papes, et de toutes les autres grâces octroyées par les princes et par les rois à la Religion. Et il n'encourt néanmoins aucun péril de vanité, d'estime de lui-même, de tristesse, et autres choses semblables qui se rencontrent dans l'heureux ou le malheureux succès des prédications, des catéchismes et des autres fonctions concernant le prochain.
De plus, la santé, et conséquemment la joie se con- servent bien mieux dans les exercices corporels, qui dis- sipent les mauvaises humeurs du corps en le fortifiant, que dans les travaux de l'esprit, qui causent des douleurs de tête, nuisent aux yeux, affaiblissent l'estomac, rompent la poitrine, chargent les reins de gravelle, accablent tout le corps de catarrhes et de fluxions. Presque toute la vie se passe en de nouveaux exercices laborieux dans les études. Il faut vaquer aux classes d'humanité et de rhétorique ; se rendre capable dans les langues française, latine, grecque, hébraïque et autres; en poésie et en éloquence. Quand on commence à y avoir de la facilité et de la joie, il faut passer aux études de la philosophie, des mathématiques et
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de la théologie ; puis à la prédication, au gouvernement et aux autres fonctions, toutes laborieuses et pleines de soins et de traverses. Tout ce tracas ne se rencontre point dans les offices des frères, car ils les apprennent beaucoup plus facilement et en moins de temps, et par conséquent ils les exercent avec plus de plaisir, à cause que l'on fait volon- tiers et gaîment ce que l'on fait bien : l'habitude dans l'ac- tion est une des causes les plus certaines et les plus du- rables de la joie.
II. Concluons donc, et disons hardiment qu'un religieux qui est employé dans la maison aux exercices du corps, afin de soulager ceux qui travaillent aux fonctions spiri- tuelles, doit faire grand cas de sa vocation, et se tenir, comme un heureux alcyon, dans son petit nid, où il n'entre aucune goutte de la salure de ce monde misérable.
LIVRE SECOND
VERTUS QUE LE RELIGIEUX OCCUPÉ AUX OFFICES DE MARTHE DOIT PRATIQUER ENVERS DIEU.
our ne rien omettre de ce qui peut servir à l'en- tière perfection de ce religieux, nous consi- dérerons en lui trois sortes de vertus. Les unes regardent Dieu, les autres concernent le pro- chain et les autres le touchent lui-même. Nous traiterons le tout brièvement, autant que la matière le permettra. Nous espérons toutefois, avec l'aide de Dieu, en dire assez pour assister le convers et pour le consoler dans sa voca- tion et dans ses occupations.
CHAPITRE PREMIER.
VERTUS THÉOLOGALES I FOI, ESPERANCE, CHARITE, NECESSAIRES AU RELIGIEUX EMPLOYE AUX OFFICES DE MARTHE.
I. De la Foi : i. Nature et excellence de la Foi ; 2. Motifs de la Foi ; 3. Actes de la Foi. — II. De l'Espérance : 1. Nature et excellence de l'Espérance ; 2. Motifs de l'Espérance ; 3. Actes de l'Espérance. — III. De la Charité envers Dieu : 1. Nature et excellence de la Charité; 2. Motifs de la Charité ; 3. Actes de la Charité.
es trois vertus théologales ont Dieu pour leur ob- jet, et mettent l'àme dans une très haute perfec- tion. Considérons-en brièvement la nature, l'ex- cellence, les motifs et les actes.
I. De la Foi.
1. La foi est une vertu par laquelle nous croyons les mystères révélés, à cause de l'autorité de Dieu qui nous
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les révèle. Saint Paul, en l'Épître aux Hébreux, la définit ainsi : « La foi est le fondement et la base de tout ce que nous espérons. Elle est la certitude et la conviction de l'entendement, par laquelle nous croyons très assurément ce que nous ne voyons pas. »
Saint Ambroise appelle la foi « le fondement de toutes les vertus ». Saint Laurent Justinien dit « que la foi est la porte dorée par laquelle Notre-Seigneur entre en nos âmes, et la porte de fer qui la bouche et la rend impéné- trable au démon ». Il l'appelle aussi, « une colonne salu- taire qui mène le peuple de Dieu par le désert de ce monde, et qui reluit au milieu de l'àme comme le soleil en plein midi au milieu de son ciel. » Il certifie « qu'elle est la lumière de l'homme, l'étoile du matin, la couronne éclatante dont sortent cinq rayons qui éclairent l'entende- ment et la volonté : la crainte, le conseil, la prudence, l'intelligence et la science. » Il dit de plus, « qu'elle est la cause de la charité. » Car l'amour est l'œuvre de la foi.' La foi le conçoit, l'espérance l'enfante, le Saint-Esprit le forme et le vivifie, la lecture l'allaite, la méditation le nourrit, et l'o- raison l'illumine, le renforce et l'augmente. Enfin, ce saint patriarche conclut « que la foi est la mère du martyre et la source de tous les biens ». Le pape saint Clément en- seigne qu'elle chasse les démons hors de l'âme, et tous les saints Pères la prisent extrêmement, comme la racine de l'arbre de vie et la première cause de tout l'avancement spirituel.
Notre-Seigneur nous proteste en l'Evangile, que si nous avons un petit grain de foi de la grosseur d'un grain de sénevé, nous transporterons les montagnes d'un lieu en un autre. Et en effet, l'évêque saint Grégoire de Néocésarée, surnommé Thaumaturge, en transporta une pour bâtir une église ; et un pauvre cordonnier, en Tartarie, l'an de Notre-Seigneur 525, en fit changer une d'un lieu en un autre à la vue du roi et d'une infinité de peuple, ce qui fut cause de la conversion de tout le royaume, comme nous
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le dirons en traitant du cordonnier. Saint Gengoux, conné- table de France, fît changer de place une fontaine, l'em- portant, sans aucun travail humain, et la faisant couler en son village, distant de plusieurs lieues de sa source.
Élie, rempli de foi, fait tomber le feu du ciel. Samuel fait gronder les tonnerres en l'air. Moïse ouvre la mer pour le passage des enfants d'Israël, et la terre pour en- gloutir Coré, Dathan et Abiron. Saint Pacôme, armé de foi, marche sur les serpents et les scorpions, et se sert de crocodiles pour passer les fleuves. Saint Lifard tue un dragon avec sa baguette. Saint François de Paule et saint Raymond, de l'Ordre de Saint-Dominique, marchent sur la mer. Saint Gilles, frère laïque de l'Ordre de Saint- François, produit trois beaux lis pour preuve de la virgi- nité de la Mère de Dieu.
2. Saint Thomas dit que les effets de la foi sont la crainte de Dieu et la pureté de cœur. Nous avons pour les motifs de notre foi :
Premièrement, l'infaillibilité de l'Église catholique, apostolique et romaine, qui est l'épouse de Dieu, fondée en Jésus-Christ comme en sa base. Elle est la colonne de vérité, dit l'Apôtre. Elle ne veut point tromper, parce qu'elle est fidèle, et ne peut être trompée, parce qu'elle a Dieu pour maître et gouverneur. Elle a toujours à ses cô- tés son Sauveur qui l'assiste, et qui lui a promis de ne la quitter jamais jusqu'à la fin du monde. Le Saint-Esprit ne l'abandonne pas non plus un seul moment, et à sa ve- nue, il lui a enseigné toutes les vérités nécessaires au sa- lut. Elle est éclairée d'une souveraine science, enrichie des livres sacrés, fortifiée des traditions apostoliques, des Conciles et des décrets des Souverains Pontifes ; de sorte qu'elle a une telle autorité sur les esprits des sages, qu'ils croient fermement que ce qui nous est proposé par cette sainte Eglise a été sans nul doute révélé par Dieu même.
Secondement, presque une infinité de raisons rendent les vérités de la foi évidemment croyables. Telles sont les
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prédictions des Prophètes : la générosité des martyrs, la multitude des miracles, le témoignage des sibylles et d'au- tres infidèles, la pureté de la loi évangélique, l'admirable convenance qu'elle a avec la raison, le parfait accord de tous les mystères les uns avec les autres, la conversion du monde, la façon dont la foi a été propagée par les Apôtres, qui étaient pauvres, ignorants et désarmés, sa force dans le changement et le mouvement des esprits, la sainteté et la sagesse de ceux qui nous l'ont prêchée, la sainte vie de ceux qui après l'avoir reçue se sont confor- més à ses préceptes, la stabilité de l'Église au milieu des persécutions, les morts et les malheurs tragiques de ceux qui l'ont attaquée, et l'antiquité des livres sacrés.
L'âme du Serviteur de Dieu, ravie dans l'admiration des vérités qu'on lui révèle, s'écrie avec le Prophète royal : « Votre loi est surabondamment croyable, mon Seigneur et mon Dieu. C'est une souveraine sagesse d'en croire les mys- tères, encore qu'on ne les voie pas, et c'est une damnable impudence de s'y opposer et de les nier. » (Ps. xcn, 7.)
Troisièmement, la nécessité de la foi est un puissant motif pour nous en faire exercer plusieurs actes, saint Paul nous assurant qu'il est impossible de plaire à Dieu sans cette vertu.
Quatrièmement, l'excellence de la foi doit pousser tous les chrétiens et tous les religieux à s'y rendre parfaits. Notre-Seigneur donne sa toute-puissance à ceux qui en feront des actes héroïques (Marc.'xxi, 17), comme tous les siècles l'ont prouvé en tous les royaumes de l'univers.
3. Les actes de la foi sont : i° Une entière et parfaite soumission de l'esprit qui croit à son Dieu, lequel lui dé- clare ses vérités par l'Église, par l'Écriture, par les tradi- tions, par les Conciles et par les décrets des Papes. 20 Une ferme croyance de tous les articles de la foi, tant de ceux qui concernent la divinité que de ceux qui concernent l'hu- manité de notre Sauveur, et de tous les autres points qui nous sont proposés, n'ayant d'autre raison formelle de les
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croire que l'autorité de Dieu qui les révèle. 3° Le respect à l'égard de Dieu dans les Sacrements et dans les cérémo- nies de l'Église, où il sanctifie lésâmes et donne les grâces. 4° La profession de toutes les vérités révélées, sans crainte des tyrans qui veulent nous jeter dans leur infidélité, et sans appréhension de perdre la vie, ni de souffrir des in- jures et des tourments pour la défense de la vérité. 5° En- seigner les mystères de la foi aux ignorants. 6° Fuir les hérétiques comme la peste des âmes, les ennemis de notre salut éternel et les enfants du diable, y0 Avoir en horreur toutes les doctrines moins sincères, moins pures, moins conformes aux saints Pères et au sentiment de l'Eglise.
Les Apôtres n'ont presque demandé aucun don surnatu- rel à Notre-Seigneur Jésus-Christ, sinon la foi et l'oraison, sachant bien que quiconque excelle en ces deux vertus est tout-puissant auprès de Dieu et des hommes. Mettons donc ici une courte prière pour demander cette vertu qui est si nécessaire et si salutaire.
« Mon Seigneur Jésus-Christ, qui êtes la vive source et la perfection de notre foi, puisque, par une bonté et une charité inexplicables, vous nous avez appelés au sein de votre Eglise, qui est votre épouse et notre mère, et que vous avez voulu que nous fussions du petit troupeau des élus à qui votre Père céleste veut donner son royaume, augmentez en notre âme la foi que vous y avez mise et conservée depuis notre naissance. Donnez-nous aussi une vie qui y soit conforme, par une vraie et solide sainteté, afin qu'après vous avoir suivi et servi en ce monde, nous arrivions enfin à la couronne que nous propose notre foi, et que nous jouissions de votre gloire en toute l'éternité. Ainsi soit-il. »
\\. De i Espérance.
i. La seconde vertu théologale est l'espérance, qui est une vertu par laquelle nous attendons qu'avec la grâce de
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Dieu et avec nos bonnes œuvres, nous parviendrons assu- rément à la béatitude éternelle. Car Dieu, qui nous l'a promise, ne peut mentir. Or cette espérance suppose la foi, parce qu'elle n'a pas pour objet des choses que nous voyons, mais seulement des choses que nous croyons et qui nous sont propres, soit par notre intérêt, soit par la charité qui nous rend propres les biens de notre prochain.
Cette vertu est d'une extrême conséquence pour la vie spirituelle, afin d'en tirer la médecine et le remède dans nos afflictions. Saint Paul dit que c'est l'ancre ferme et as- surée de notre âme, et qu'elle pénètre jusqu'au Sancta Sanctorum, où notre Rédempteur est entré pour nous y préparer le chemin.
Saint Isidore de Damiette enseigne que l'espérance est un boulevard et une tour inexpugnable à toutes les puis- sances de l'enfer. Philon écrit qu'elle est la portière de toutes les vertus de l'âme. Et en effet, les vertus ne marchent et ne pénètrent en aucun lieu, si l'espérance n'est leur guide et ne leur donne entrée.
Saint Jean Climaque nous confirme cette vérité par d'excellents éloges qu'il donne à cette divine vertu. « Toute la force de la charité, dit-il, est entre les mains de l'espé- rance, par laquelle nous attendons le prix éternel du pa- radis. L'espérance est l'abondance des richesses qui n'ap- paraissent pas, un trésor infaillible et certain avant que l'âme parvienne au trésor céleste. Elle est le repos aux travaux, et la porte de la charité même. Elle extermine le désespoir, et met devant les yeux, comme dans un beau tableau, les biens absents et les futurs. Si l'espérance périt, la charité est perdue : d'elle dépendent tous nos travaux et tout le fruit de nos sueurs. Elle est toujours environnée et couronnée de la miséricorde divine. Le religieux plein d'espérance tue entièrement la paresse et en triomphe par son glaive et par sa valeur. »
2. Les motifs qui engendrent, qui conservent et qui augmentent la vertu d'espérance, sont : i° La bonté de
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Dieu. 2° La passion de Jésus-Christ, mourant pour nous en croix. 3° La charité de la Vierge et des Saints, qui prient pour nous. 4° Les bienfaits de nature et de grâce que nous avons reçus de Dieu en la création, en la conservation, en la rédemption, et en plusieurs autres choses. 5° Les promesses réitérées de Dieu même, qui s'oblige à nous aider dans les combats et les travaux et à nous couronner dans la victoire.
Salvien se plaint à très juste titre de ce que l'on met son espérance en la parole d'un homme, et qu'on ne la met pas en Dieu. « O misère ! s'écrie-t-il, ô dépravation intolé- rable ! les hommes se fient aux autres hommes, et ils ne se fient pas à leur Créateur. Ils espèrent d'obtenir ce que les hommes leur promettent, et n'espèrent pas quand Dieu parle et quand il s'engage à eux par promesse ! » En un mot, toutes les actions des hommes roulent sur l'espé- rance ; cette vertu est la mère nourrice et le soutien de toute la vie. Nous jetons le blé en terre, afin de le recueil- lir avec usure. Nous mettons beaucoup de peine et d'ar- gent à façonner les vignes, nous consolant par l'espérance d'une abondante vendange. Les marchands vident leurs trésors pour avoir des marchandises, sur ce qu'ils espèrent de les vendre à plus haut prix. Ceux qui vont sur mer mettent leurs biens et leur vie à la merci des vents et des tempêtes, animés par l'espoir d'arriver à quelque bon port et de venir à bout de leurs prétentions. Quoi encore? La paix s'établit et s'affermit entre les nations les plus bar- bares sur l'espérance et sur la fidélité. Les larrons mêmes et les meurtriers se donnent la foi les uns aux autres, et s'assurent sur des promesses mutuelles. Enfin, tout se fait entre les hommes par espérance. Il n'y a que Dieu de la fidélité de qui on désespère. Ce souverain Seigneur ayant mis une fidélité réciproque entre les éléments et toute la nature, on ne trouve presque rien à quoi l'on ne se con- fie, sinon à celui qui a fait que l'on se puisse confier aux créatures. Ne jugez-vous pas que Salvien a bien raison de
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former ces plaintes? Tachez de votre côté de ne point tomber en de semblables défiances, et efforcez-vous d'exer- cer plusieurs actes d'une espérance vraiment filiale.
3. Les actes de cette sainte vertu sont en premier lieu, espérer la béatitude de l'âme ; c'est-à-dire, qu'après la mort, ayant été bien purifiés de toutes nos imperfections, nous verrons Dieu tel qu'il est ; que nous l'aimerons d'un amour très parfait et qui ne finira jamais ; que nous joui- rons de lui par une délectation très pure qui n'aura point de fin, et que nous le posséderons pendant toute l'éternité. C'est pour ce motif que les Saints ont méprisé tous les iionneurs de la terre. Saint Symphorien, martyr, étant pressé par le Tyran de sacrifier à Cybèle, la mère des dieux, sur l'assurance qu'il le comblerait d'honneurs et de dignités, lui dit : « Toutes mes richesses et tous mes hon- neurs sont en Jésus-Christ, et il n'est nulle longueur de temps qui ne me les doive faire perdre. Votre convoitise ne vous donne point de véritable possession, encore que vous ayez tout ce que vous prétendez ; car le démon, par ses charmes et ses tromperies, vous brûle sans cesse de nouveaux désirs. »
Le second acte d'espérance est l'attente certaine de la béatitude du corps, tenant pour indubitable que ce corps mortel, après avoir été réduit en cendres, ressuscitera in- corruptible, immortel, impassible, resplendissant, agile et subtil, et que jamais il ne sera privé de cette beauté, de cette splendeur et de cette majesté. C'est pourquoi Dieu laisse en ce monde quelques corps des Saints qui sont sans au- cune corruption, comme ceux de saint Etienne, roi de Hongrie, de saint Romuald, de saint Xavier, et d'autres, et en remet en leur entier quelques autres, comme celui de saint Stanislas, évêque de Cracovie. Ce saint martyr ayant été mis en plusieurs quartiers, et jeté dans la campagne pour être dévoré par les chiens et les bêtes farouches, quatre aigles les empêchèrent de s'en approcher : les gens de bien, encouragés par ce miracle, y allèrent pour ra-
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masser les parties de son corps éparses çà et là ; mais ils trouvèrent le corps tout entier, sans aucun vestige de cicatrices.
Le troisième acte d'espérance consiste à être assuré d'a- voir une éternelle demeure dans la céleste Jérusalem, où nous aurons le bonheur de voir la glorieuse Vierge, les Anges et les Saints, avec lesquels nous vivrons et louerons Dieu pendant toute l'éternité. Et il ne faut pas que nos chutes nous jettent dans le désespoir; il est toujours temps de faire pénitence, jusqu'à la mort. Si les diables mêmes avaient une véritable douleur de leurs crimes, ils iraient en paradis, comme saint Martin l'assura à un de ces mal- heureux esprits ; mais leur obstination les rend indignes de toutes les grâces qui leur pourraient faire détester leurs péchés.
Le quatrième acte d'espérance est une ferme confiance que Dieu nous donnera les moyens nécessaires pour arri- ver à cette éternelle félicité : la rémission de nos péchés, l'extirpation de nos mauvaises habitudes, la mortification des passions, l'acquisition des vertus, la victoire des ten- tations, la familiarité avec Dieu. Nous devons espérer toutes ces grâces, d'autant plus qu'elles sont nécessaires pour obtenir le degré de béatitude auquel Dieu nous a prédestinés. Les tentations étonnent la plus grande partie des hommes ; mais l'espérance en Dieu atterre tous les princes des ténèbres.
César, pour laisser quelque mémoire de lui, lâcha un cerf dans les bois avec cette inscription : J'appartiens à César, ne me touche^ pas. Nous appartenons tous à Dieu, espérons qu'il nous protégera contre les attaques de tous nos ennemis. Sigismond, roi de Pologne, le déclara dans son symbole, où il avait mis ces mots : Dieu est le protec- teur de ceux qui espèrent en lui.
Le cinquième acte d'espérance, c'est espérer l'aide des Saints et des Anges, qui nous assisteront tant par leurs oraisons que par les grâces qu'ils nous obtiendront, afin T. i. 5
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que nous puissions nous sauver. Nous traiterons de cette assistance au chapitre onzième de ce livre.
Le sixième acte, c'est espérer toutes ces faveurs, non par ses propres mérites, mais par les mérites de Jésus-Christ, de qui dérivent, comme de notre chef, toutes les grâces qui nous font subsister comme ses membres. Saint Pacôme, ayant vu dans une extase plusieurs de ses religieux qui devaient tomber en de lourdes fautes, pria Dieu très ins- tamment de les relever par sa bonté, et ajouta : Vous savez, Seigneur, que depuis que j'ai pris l'habit de religion, je me suis toujours humilié en votre présence, et je n ai ja- mais mangé de pain, ni bu de vin, ni pris aucune chose jusqu'à en être rassasié. Il entendit aussitôt une voix qui lui disait : 0 Pacôme, ne te glorifie pas, mais demande pardon de tes péchés : car tout dépend de ma miséricorde et elle conserve tout en bon état. A l'instant il se prosterna la face contre terre, et s'écria : Ah ! Seigneur, faites-moi miséricorde, sans laquelle je suis perdu et tous mes reli- gieux. Il vit alors une grande multitude d'Anges tout rayonnants de gloire, et au milieu d'eux, notre Sauveur Jésus-Christ qui brillait comme un soleil et qui était cou- ronné d'épines. Les Anges, ayant fait lever de terre ce saint homme, lui dirent : Parce que vous avez demandé à Dieu de vous envoyer ses miséricordes, voici la miséri- corde même, le Dieu de gloire, Jésus-Christ fils du Père éternel, qui est venu en ce monde et a été crucifié pour votre amour, et qui maintenant vous apparaît. Jésus, se tournant de son côté, lui promit une telle assistance pour ses religieux, qu'enfin, se retirant de leurs fautes, ils se sauveraient.
Sœur Grâce, de l'Ordre de Saint-François de Paule, étant fort inquiétée et tourmentée par le démon, s'écriait pleine d'espérance en Dieu : Christus vincit, Christus régnât, Christus imperat ; Jésus est toujours victorieux, Jésus est le roi du ciel et de la terre, Jésus seul doit com- mander, et l'on doit obéir à ses saintes volontés. A ce peu
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de paroles, tous les monstres disparaissaient, et les tenta- tions cessaient.
Etienne Justice, oblat du même Ordre, était si adonné à la mortification, qu'il fut nécessaire que Notre-Dame l'a- vertît de se modérer et de se conformer au boire et au manger de toute la Communauté. Le démon lui serrant la gorge et le voulant étouffer, il prit dans ses mains l'image du crucifix, et dit à haute voix : Mon Seigneur est mon pro- tecteur et mon Sauveur, qui est-ce qui me fera trembler ? Mon cœur ne craindra pas, quand des armées entières vien- draient fondre sur moi. Aussitôt qu'il eut dit ces versets, tous ces fantômes s'évanouirent, et il resta dans une pleine liberté, comblé d'une divine allégresse.
Le septième acte d'espérance en Dieu est un généreux mépris de toutes les commodités de la terre et une géné- reuse résolution de ne se réjouir qu'en ce qui est de Dieu et de notre perfection. Saint Johannice, abbé, vivait au milieu des champs, sans maison et sans couverture. Mais à cause que l'opinion de sa sainteté attirait trop de peuple pour le visiter, il se retira près de l'Hellespont, dans une montagne pleine de bois. S'étant caché dans une caverne, il n'en sortait jamais, et y vivait d'un peu de pain et d'eau, qu'il recevait au commencement de chaque mois. Il de- meura trois ans dans ce silence, ne s'occupant à autre chose qu'à prier et à louer Dieu. Son oraison ordinaire, comme un saint assaisonnement, était : Spes mea Deus, refugium meum Christus, protectio mea Spiritus Sanctus ; Mon Dieu est ma seule espérance, mon Jésus est mon refuge assuré, et le Saint-Esprit mon protecteur. Il disait ces paroles dans des ardeurs toutes séraphiques et en chan- tant. De là vint que plusieurs avaient toujours à la bouche ces mots sacrés, comme le rapporte Métaphraste.
Le huitième acte d'espérance est la courageuse résis- tance aux maux, et la force de cœur dans la poursuite dif- ficile des biens nécessaires pour parvenir à la félicité éter- nelle. Saint Eleuthère, évêque d'Illyrie, fit l'un et l'autre
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en perfection. Comme l'empereur Adrien le menaçait s'il n'adorait les idoles, il s'écria d'une voix forte et généreuse : Je demeurerai toujours uni à mon Dieu, et je servirai constamment jusqu'à la mort mon Jésus, mon Rédempteur . Vos homieurs et vos menaces sont des )nasques qui sont propres à épouvanter les petits enfants. Il se jeta lui-même sur un lit de fer tout ardent ; mais Dieu en modéra de telle sorte la chaleur, qu'il croyait être au milieu d'une douce rosée et sur des fleurs. Adrien commande qu'on le jette dans une grande poêle à frire, et qu'on l'arrose de cire, de poix et de graisse fondues ; mais le feu se changea en ro- sée et en un vent rafraîchissant. On le précipita ensuite dans un four allumé, plein de petites pyramides de fer pointues, et il n'en fut point blessé. On veut le faire mou- rir de faim en prison, et une colombe l'y nourrit. On l'at- tache à des chevaux farouches et indomptés, pour le traîner sur des rochers et l'y mettre en mille pièces, un Ange rend ces chevaux doux et traitables, le met sur un chariot et le mène à la montagne, où les ours et les autres bêtes fa- rouches lui firent un bon accueil et de l'honneur. Etant pris de nouveau par les soldats, il fut exposé aux lions dans l'amphithéâtre ; mais ils lui léchèrent les pieds et jouèrent avec lui sans l'offenser. Plusieurs se convertirent à Dieu ; et le saint martyr fut enfin couronné de gloire, ayant eu la tête tranchée.
Vous voyez dans ce spectacle, et la confiance généreuse de ce valeureux prélat, qui s'exposa à tant de tourments pour son Créateur, et la bonté de cet adorable Seigneur, qui l'en préserva avec gloire, et à l'admiration d'un peuple entier.
Le neuvième et le dernier acte d'espérance, c'est es- pérer que la béatitude du corps et de l'âme, et le reste que nous avons dit ci-dessus, seront donnés à notre prochain, qui est prédestiné, et qui nous est uni par la charité.
Afin que nous puissions plus facilement exercer tous les actes de cette divine vertu, je mettrai ici une oraison, pour en obtenir la grâce :
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« Seigneur Jésus, qui êtes descendu du ciel pour nous y faire monter, et qui avez souffert une mort très doulou- reuse afin de nous ressusciter de la mort de nos péchés, et de nous donner en ce monde la vie de votre grâce et en l'autre la vie de votre gloire, je vous supplie, par votre incompréhensible bonté et miséricorde, d'augmenter en moi l'espérance des biens éternels que vous avez préparés à vos amis, et d'inspirer à mon cœur le mépris des biens temporels, à la vue de la félicité que j'espère de possé- der avec vos Saints, par tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »
III. De la Charité envers Dieu.
1. La charité est la troisième vertu théologale, et la plus excellente, car elle est la forme, la fin et la perfection, non seulement de la foi et de l'espérance, mais aussi de toutes les autres vertus. Les saints Pères lui donnent d'ad- mirables louanges.
Saint Basile l'appelle la racine de tous les commande- ments de Dieu. Saint Chrysostome écrit qu'elle est la ra- cine, la fontaine et la mère de tous les biens. Saint Laurent Justinien assure qu'elle en est le commencement , le milieu et la fin.
Elle est la base et la colonne de toutes les vertus, dit saint Éphrem. Elle en est reine et impératrice, comme parle Richard de Saint- Victor. Elle est le trésor des chré- tiens, comme l'enseigne Tertullien.
Saint Paul même nous la recommande comme la pléni- tude de la loi : Plenitudo legis est dilectio. Saint Denis l'Aréopagite ajoute qu'elle fait l'homme divin.
La charité envers Dieu est cette colonne de feu qui con- duisait le peuple de Dieu à la terre de promission. C'est le feu du ciel qui consume les sacrifices d'Abel, de Noé, d'A- braham, de Salomon, d'Elie et d'autres, en brûlant tous les désirs terrestres de l'âme, et en la transformant totalement
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en son Dieu. Elle enflamme le visage des Chérubins qui accompagnent le char de Dieu que vit le prophète Ézé- chiel dans son extase, en embrasant les contemplatifs qui arrêtent les yeux sur Dieu et sur ses perfections. Elle brûle les pieds de l'Ange dans l'Apocalypse, en allumant le feu du paradis dans les affections de ceux qui marchent en la vie active. Elle environne le corps des enfants dans la fournaise, en brûlant les liens de ceux qui veulent se reti- rer des créatures qui les tenaient liés dans leurs chaînes. Elle est plus impétueuse et plus puissante que le feu, dit saint Chrysostome. Elle s'envole au ciel, et il n'est nulle force sur la terre qui la puisse retenir.
Cette force de la charité se peut prouver par l'ardeur de saint Anastase, carme, martyr, frère convers très fervent. Il désirait de souffrir toutes sortes de tourments pour l'a- mour de son Dieu, et ne trouvait rien de difficile de ce qu'on lui faisait endurer, ayant son cœur dans le sein de son Rédempteur. On lui mit au cou de grosses pierres, et il s'en jouait et s'en moquait. On le frappa de plusieurs coups de massue, il endurait ce tourment sans se mouvoir, et sans vouloir être lié d'autres liens que du fervent amour qui l'unissait à son Créateur. Il certifia à haute voix que pour son amour et pour son service il souhaitait plus les sup- plices dont on le menaçait, qu'il ne désirait l'eau dans les plus ardentes chaleurs de l'été, et même que toutes les dé- lices et les voluptés du monde. Le tyran le fait fustiger très cruellement, et ordonne qu'on lui serre les jambes entre des bois, qui lui causèrent d'extrêmes douleurs. Mais ce saint religieux montrait toujours la même constance et de l'allégresse. Il le fait pendre par une seule main, et lui at- tache une pierre très pesante au pied. Ce tourment lui fut très douloureux l'espace de deux heures, et il y persé- véra dans une telle générosité que le barbare désespéra de le pouvoir surmonter. Le saint martyr, rempli de joie, s'é- cria : J'avais un très grand désir que l'on hachât peu à peu tous les membres de mon corps les uns après les autres, pour
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l'amour de mon Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ, et j'attendais une mort nouvelle et inouïe, ressentant en mon cœur une très ardente affection de souffrir pour son ser- vice. Mais puisque vous me voulez faire souffrir une mort si douce, je le remercie de ce que pour si peu de peine et de fâcherie, il me donne la gloire du martyre. Les bourreaux, irrités de ce discours, l'étranglèrent et le jetèrent dans la rivière, qui ne put éteindre les flammes de sa charité, les- quelles le brûleront éternellement parmi les Séraphins en paradis.
Antoinette de Bourbon, duchesse de Guise et d'Aumale, avait bien raison de prendre pour sa devise : Foi montre, charité et espérance surmonte. Cette vérité s'est vue par expérience dans les âmes les plus privilégiées.
La bienheureuse Angèle de P'oligno vit l'amour de Dieu qui se jetait dans son cœur. Alors, comme enivrée de ce vin du paradis, elle ne put s'empêcher de mépriser toutes les créatures, et de jeter de grands cris d'une affection ex- tatique, pour témoigner un amour réciproque à son Bien- Aimé.
Sainte Thérèse, ayant été blessée du dard de l'amour divin, qui lui fut lancé par un Ange, fit des merveilles pour Dieu et eut des élévations, des extases et des ravissements prodigieux.
Luce de Narni était si embrasée de ces divines flammes, qu'étant hors d'elle, elle criait par son monastère : Au feu, au feu, au feu, mes sœurs, je suis consumée de l'amour de mon Jésus, je brûle, et je me pâme de l'amour de mon Dieu.
2. Les motifs de cet amour divin sont : Premièrement que Dieu même est infiniment bon, et la bonté essentielle. Car l'amour se tourne vers le bien, comme vers son ai- mant, qui l'attire et l'emporte. Or Dieu est le souverain bien et tout bien. C'est pourquoi, voulant se manifester à Moïse, il lui dit : « Je te montrerai tout bien. » Il est le bien de notre mémoire, qu'il tient en paix et en repos. Il
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est le bien de notre entendement, qu'il éclaire de ses rayons, étant la première et universelle vérité. Il est le bien de notre volonté, d'autant qu'il la rassasie parfai- tement.
« O homme ! dit saint Augustin, si tu estimes que la vie est ton bien, nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes en lui. Si ton bien est le salut, le Prophète royal t'apprend que le Seigneur est ta lumière et ton Sauveur. Si l'honneur, les richesses, les délices et les voluptés frappent ton cœur de leur éclat et de leurs charmes, Dieu est l'hon- neur même, l'abondance et la suavité. Rien ne se trouve de doux, de délectable et d'aimable sans lui. Si tu avais ton amour partagé en divers biens de la terre, ramasse-le main- tenant et prends la résolution de n'aimer que ton Dieu ou pour l'amour de ton Dieu. »
Saint Chrysostome contemple ce Seigneur comme un vaste océan de bonté, et nous avertit que toute la bonté des créatures n'est qu'une petite goutte d'eau, si on la com- pare à une mer immense de bonté qui se retrouve dans le Créateur.
Mercure Trismégiste a très bien remarqué en son Pi- mandre,que Dieu est bon par nature, et qu'il est la fontaine de tous les biens, donnant tout à tous, et ne recevant rien de personne. Il ajoute que les hommes et les Anges ne doivent point être appelés bons, mais Dieu seul, qui est la bonté même, et que c'est une impiété de se laisser empor- ter à une autre croyance. Notre Sauveur a tout renfermé dans ce peu de mots : Nemo bonus, nisi solus Deus ; Dieu seul est bon, nul n'est bon que lui.
Le second motif de l'amour de Dieu, c'est l'amour qu'il nous porte, lequel est si grand et si excessif que tous les autres amours ne sont rien en comparaison. Saint Gilles, frère laïque et compagnon de saint François, dit à un de ses plus intimes amis : Croyez-vous que je vous aime ? — Oui-da, réplique l'autre, je le crois, et le crois fermement. — Non, non, dit le Saint, vous vous trompe^, il n'y a que
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Dieu qui aime les créatures comme il faut. Notre amour n'est nullement comparable au sien. Et en effet, il n'est d'amour effectif par soi-même que l'amour divin.
Saint Dorothée se figurait que le monde est un cercle, et que Dieu en est le centre, d'où sortent toutes les lignes, et cù elles doivent toutes aboutir. Tous les fleuves viennent de la mer, et ils y retournent tous. Rendons à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu.
Cette bonté infinie nous accorde par amour tous ses trésors : elle nous donne la terre pour nous soutenir et nous nourrir, l'eau pour nous laver et nous rafraîchir, l'air pour nous aider à respirer, le feu pour nous chauffer, le soleil, la lune et tous les astres pour nous illuminer et nous soulager : que l'amour lui rende ce que nous avons et surtout nous-mêmes.
Les Anges qui gouvernent le monde, qui président aux royaumes, qui protègent les provinces, les villes, les églises, les maisons et les personnes particulières, sont au- tant de bienfaits qui nous viennent de la main libérale de Dieu, afin de nous assister à notre salut. Les Saints nous sont donnés de la même bonté, afin que par leurs exemples et leurs instructions ils nous dirigent dans nos doutes et nous secourent dans nos besoins. Tous les hommes, tant bons que mauvais, servent pour nous instruire et pour nous exercer. Et par conséquent ce sont autant de bien- faits que nous recevons de la main toute-puissante de Dieu.
Sans sortir de notre corps et de notre àme, nous trou- vons autant de dons du Créateur qu'il nous a donné de membres, de sens, d'appétits, de passions, de facultés et de puissances. Dieu nous fait la grâce d'être, de vivre, de sen- tir, de marcher, de parler, d'entendre, d'aimer et de travail- ler. Il nous comble de ses faveurs surnaturelles, il orne et enrichit nos âmes par les vertus infuses et par les dons du Saint-Esprit, qui sont autant de singuliers bienfaits qui nous environnent de tous côtés. La gloire du paradis qu'il
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nous prépare est le comble de tous les biens, et pour cette gloire nous lui devons avoir d'infinies obligations, vu qu'il nous y offre la jouissance de lui-même, la conversation avec notre aimable Sauveur, la glorieuse Vierge Marie, les Anges et les Saints durant l'éternité.
Pour tous ces dons, et pour tous les autres, il ne demande rien de nous sinon notre cœur et notre amour. Ne serions- nous pas très ingrats, si nous les lui refusions? La consi- dération de tant de bienfaits touchait de telle sorte le cœur d'Alphonse Rodriguez, très saint coadjuteur de notre Com- pagnie, qu'il ne désirait de vivre et de mourir que par amour, particulièrement depuis qu'il fut frappé sensible- ment de ce divin feu dans une extase, de laquelle étant revenu, il resta sans force et sans pouls, comme près de mourir dans une dernière agonie. Il demandait souvent à Dieu son saint amour, et de lui ôter mille fois la vie, en le précipitant au plus profond des enfers avec sa grâce et son amitié, plutôt que de permettre une seule chute au moindre péché véniel.
Le troisième motif de l'amour de Dieu est son excel- lence. Saint Prosper, au troisième livre de la vie contem- plative, lui donne ces éloges : « La charité est la plus puissante de toutes les affections de l'âme. Elle est invin- cible en toutes choses; c'est l'abrégé de toutes les saintes actions, la fin des commandements de Dieu, la mort des vices et la vie des vertus. »
Salomon assure que la charité est forte comme la mort, ce que saint Augustin pèse de cette sorte : On ne pouvait expliquer plus magnifiquement la force de la charité. Car qui est-ce qui peut résister à la mort? On résiste au feu, à l'eau et au fer ; on s'oppose aux princes et aux rois : la mort s'avance, et personne ne se trouve assez fort pour lui résister. Il n'est rien de plus puissant qu'elle. Pour cette raison, on lui compare la charité, qui, tuant en nous ce que nous étions pour nous faire vivre d'une vie nouvelle, y cause une certaine mort. Cette mort heureuse avait frap-
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pé saint Paul, lorsqu'il écrivait aux Galates : « Le monde est crucifié pour moi, comme je suis Crucifié pour le monde. » De cette mort étaient aussi morts les Colossiens, à qui il disait : « Vous êtes morts, et votre vie est cachée avec Jésus-Christ en Dieu. »
Saint Jean Climaque, après avoir donné de belles louanges à la charité, ajoute qu'elle met l'homme dans un état angélique : il pouvait dire dans un état divin, puisque Dieu est charité. Au contraire, le manque de charité ré- duit l'homme au néant. Saint Zenon le certifie : « O cha- rité, dit-il, que tu es dévote, riche et puissante ! Qui ne te possède point, n'a rien du tout. » Saint Paul nous l'assure encore plus clairement, parlant en ces termes aux Corin- thiens : « Si j'avais l'éloquence des hommes et des Anges, et que je fusse dénué de charité, je serais comme un vase d'airain, qui ne fait qu'un son vain et inutile, et comme une cymbale qui retentit avec beaucoup de bruit et sans fruit. Si , j'avais le don de prophétie, la connaissance de tous les mystères et toute la science possible, si j'avais une si vive foi que je pusse transporter les montagnes d'un lieu à un autre, et que je n'eusse pas la charité, je ne se- rais rien. Si même je distribuais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, et si je me mettais au milieu des brasiers ardents sans charité, cette ferveur ne me servirait de rien. »
3. Si vous me demandez les actes de la charité envers Dieu, lesvoici : i° S'unir à Dieu, comme à son souverain bien, avec lequel nous sommes en quelque sorte une même chose. 2° Vouloir à Dieu tous les biens infinis qu'il possède, qui sont la sagesse, la bonté, la puissance, la beau- té, et tous ses autres attributs. 3° Se réjouir de tout son cœur des perfections de Dieu, c'est-à-dire, de ce qu'il les a toutes en un degré infini, qu'il est adoré de tous les Anges, honoré de tous les Saints, servi de tous les justes et de toutes les créatures du monde, sans aucune interrup- tion. 4° Désirer que tous les hommes et tout le reste des
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êtres créés le servent et l'adorent, que les infidèles se con- vertissent à la foi et les pécheurs à la vertu, ne prétendant en tout cela que sa plus grande gloire. 5° Etre fâché de tous les péchés, tant des siens propres que de ceux d'au- trui, seulement parce qu'ils sont contre Dieu. 6° Se propo- ser de garder avec soin et avec fidélité tous les commande- ments de ce souverain Seigneur. 70 Prendre une ferme résolution de garder les conseils évangéliques, et de suivre les inspirations célestes à la gloire de* Dieu. 8° Se réjouir de tout ce qui plaît à Dieu, soit heureux, soit malheureux, soit doux, soit amer, g0 S'attrister de tout ce qui lui déplaît et qui contredit ses volontés. io° Demander avec ardeur la charité, et rejeter tout ce qui lui est contraire. Pour vous aider à faire cette demande, je mettrai ici une orai- son, à l'imitation de laquelle vous en pourrez former plu- sieurs autres, selon que le Saint-Esprit vous inspirera.
« Mon Seigneur Jésus-Christ, qui aimez si véritable- ment et si parfaitement votre Père céleste, et qui avez mon- tré à tout le monde l'amour très sincère et très cordial que vous lui portiez, en accomplissant avec ferveur tous ses commandements et tous ses conseils aux dépens de votre vie, donnez-moi une charité très ardente, qui m'apprenne à vous aimer, à vous chercher et à vous servir en toutes choses. Ah ! Seigneur, faites que je vous aime de tout mon cœur, de toute mon âme et de toutes mes puissances, et que je m'exerce incessamment en des actions d'une véri- table charité, entièrement désintéressée. Faites, par votre miséricorde, que je commence dès cet instant à vous aimer sans réserve, avec votre Père et le Saint-Esprit, afin que vous aimant en perfection durant cette vie, je vous puisse posséder avec joie et avec amour dans toute l'éternité bien- heureuse. Ainsi soit-il. »
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CHAPITRE II.
DE L'ORAISON EN GENERAL. COMBIEN ELLE EST NECESSAIRE AU RELIGIEUX OCCUPE AUX OFFICES DE MARTHE.
I. Nature et excellence de la vertu d'Oraison. — II. L'Oraison est nécessaire aux Convers.
^aY§I\près les vertus théologales, suit la vertu de reli- Jlgion, qui est la plus excellente de toutes les vertus morales. Elle a Dieu pour son objet comme le premier principe de la création et du gouverne- ment du monde. Elle le révère en cette qualité, et est une certaine protestation de foi, d'espérance et de charité. Un de ses actes principaux est l'oraison, qui s'adresse à Dieu comme à son premier principe et au Maître souverain des hommes et des Anges, afin de trouver secours en sa bonté et en sa puissance dans les besoins. L'oraison est un vol de l'esprit, qui s'élève au ciel pour se jeter dans le sein paternel de son Dieu, pour y verser ses soucis, ses désirs, ses amours et son cœur, et pour puiser à cette abondante source quelque rayon de lumière afin de se conduire et des flammes afin de s'embraser dans l'affection de son unique et souverain Bien.
Quiconque se peut faire homme d'oraison, est assuré de son salut et de sa perfection, autant qu'on le peut être en ce monde. Car il est uni à son Dieu, qui, étant une bonté infinie, se rend toujours plus aimable à sa créature ; qui, étant une sagesse infinie, le dirige et l'illumine dans ses doutes et ses perplexités; qui, étant une puissance infinie, le retire de ses imperfections, l'orne de ses grâces, et l'é- lève à des connaissances célestes et divines. Dès cette vie il le met en paradis et dans la conversation des Saints, des Anges, de Notre-Dame, de l'Humanité de notre Sauveur,
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et de toute la très sainte Trinité. C'est pourquoi les saints Pères ne se peuvent lasser de louer l'oraison, de laquelle ils recevaient tant de grâces.
Saint Éphrem l'appelle le frein de la colère et de l'or- gueil, le remède à la haine des ennemis qui nous ont offensés, la destruction de l'envie, l'amendement de l'im- piété. C'est, dit-il, le sceau de la virginité, le renfort des voyageurs, la gardienne de ceux qui reposent, la confiance de ceux qui veillent, la fertilité des laboureurs, le salut des nautonniers. Elle supplie pour les pécheurs, elle dé- livre les prisonniers et console les affligés. Elle est un colloque avec Dieu, et un honneur égal à celui des Anges, qui voient et qui louent leur Créateur. Elle avance les justes dans la vertu, et retire des péchés et de l'abîme ceux qui se sont fourvoyés. Saint Éphrem donne plusieurs autres éloges à cette sainte vertu, mais ceux-ci suffisent à présent. Considérons un peu comment elle est particuliè- rement utile aux frères qui sont occupés aux exercices corporels des Maisons religieuses.
II. Il est vrai que personne ne peut se maintenir, beau- coup moins s'avancer dans la perfection chrétienne et re- ligieuse sans le don d'oraison. Mais il est surtout néces- saire au religieux qui n'est pas appliqué à l'étude des sciences, et qui est distrait dans les offices de la sacristie, de la porte, de la cuisine, et de semblables occupations. J'en apporterai brièvement six raisons.
i. Premièrement. On ne peut sortir de l'Egypte, passer la mer Rouge, traverser le désert plein de sable mouvant, qui couvre souvent le chemin aux voyageurs, si l'on n'a une lumière et un guide pour arriver à la terre promise. Ceux qui s'appliquent aux sciences ont une lumière natu- relle qui leur montre la grandeur de Dieu, la nature et les propriétés des vertus et des vices, les moyens et les motifs pour acquérir les unes et pour fuir les autres. Ils voient dans les histoires de diverses nations les exemples des rois, des princes, des gentilshommes, des magistrats et de plu-
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sieurs autres, qui les poussent à l'imitation des actions héroïques, et à la fuite des lâches et des vicieuses. Ils pé- nètrent de plus, avec la lumière de la foi et du raisonne- ment, les saintes Écritures, qu'ils contemplent et examinent par l'aide des saints Pères et des docteurs de l'Eglise. Ils ont l'assistance des Conciles généraux et des autres, pour les diriger et les illuminer dans la considération des Sa- crements et des mystères les plus cachés. Ils ont la con- templation des astres par le moyen de l'astronomie, la considération de la terre par l'aide de la géométrie. La philosophie leur montre les météores, les minéraux, les herbes, les fleurs, les arbres et l'homme même. La théolo- gie leur déclare l'excellence des Anges, de la Divinité, et de tout ce qu'il y a de surnaturel dans le paradis et dans l'Eglise. Par toutes ces belles connaissances ils sont pous- sés à admirer, à louer, à aimer et à servir un Créateur si puissant, un Roi si redoutable, un Père si bon et si li- béral.
Un pauvre frère convers, dénué de toutes ces assistances, est un homme qui a de bons yeux, mais qui vit au milieu de l'Egypte si pleine de ténèbres que le soleil n'y fait pa- raître aucun de ses rayons. Le remède universel est de demander à Dieu le don d'oraiscn, laquelle sera son ange conducteur, et lui donnera des lumières nécessaires dans les routes les plus perdues. L'oraison seule lui tiendra lieu de toutes les sciences. Elle est la science des Saints, qui révèle aux petits les secrets cachés même aux préten- dus sages qui veulent, par la seule force de leur esprit limité, connaître les grandeurs et les secrets d'un Dieu infini.
Oratio, dit Cassiodore, est oris ratio; L'oraison est la raison de la bouche. De sorte que la bouche du religieux qui prie est une bouche qui, en raisonnant, porte dans ses paroles une céleste lumière dans l'âme. Sa langue est semblable à celle d'un petit poisson qu'on appelle lucer- na, lequel a une langue toute lumineuse ; ou plutôt, la
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langue d'un religieux qui est en oraison est la langue d'un séraphin qui prend sa splendeur et son ardeur de Dieu même, et qui s'écrie : Saint, Saint, Saint est le Dieu des armées, toute la terre est pleine de sa gloire.
Saint Éloi demanda au roi Dagobert la ville de Soli- gnac, à cause qu'elle est proche de Limoges, dont il était natif. La raison qu'il proposa pour l'obtenir de ce prince, fut qu'il avait dessein d'y dresser une échelle qui arrivât jusqu'au ciel. Il y fit bâtir une abbaye de cent cinquante religieux, qui, par leurs oraisons et leurs contemplations, s'élevaient chaque jour de la terre en paradis.
Les frères occupés aux offices domestiques s'élèvent dans les cieux à l'aide de l'oraison. Léon et André de Catane, frères laïques capucins, étant en prière dans l'église de leur couvent, un vertueux laboureur vit sortir du haut de cette église un grand globe de feu, lumineux comme un soleil. Il s'approche dans l'admiration de ce prodige, et aperçoit deux flambeaux éclatants qui s'élevaient de là jusqu'au ciel. Etonné de cette merveille, il court au cou- vent, et avertit le portier, avec lequel il entre dans l'é- glise. Ils v trouvèrent ces deux frères auprès de l'autel en oraison et élevés en l'air dans un transport prodigieux, qui paraissaient environnés d'une céleste lumière. De quels rayons crovez-vous que leur âme devait être éclairée, puisque les autres recevaient une si ravissante clarté de l'éclat qui sortait de leurs corps?
2. Secondement. Un frère convers, qui n'est appliqué ni à l'étude ni au chœur, est plus obligé d'être homme d'oraison qu'un homme docte ou qui est souvent à l'é- glise, parce que les distractions lui traversent plus facile- ment l'esprit dans les occupations extérieures. Les objets matériels lui frappent fortement les sens, lui emportent et attachent l'imagination, lui embarrassent l'âme, qu'ils tirent hors d'elle-même, et qu'ils exposent à plusieurs dange- reuses rencontres. Le remède se prend de l'oraison seule, qui, par une élévation fréquente, s'approche de Dieu,
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et rend célestes et divines les choses terrestres que l'on manie.
Avez-vous jamais pris plaisir à ces tableaux ingénieux, où d'abord vous ne voyez nulle apparence de figure hu- maine ? la moitié d'un œil est jetée d'un côté, un bout du visage de l'autre, et une confusion de toutes choses en di- vers endroits. Les mathématiciens disposent néanmoins de telle sorte tout cet embarras, que le regardant par un petit trou, vous y verrez ou une image de Notre-Seigneur, ou de la Vierge, ou de quelque autre Saint. L'oraison et la contemplation trouvent Dieu épars dans toutes les créa- tures, et le réunissent dans un seul point, qui est le désir de lui plaire en tout et partout.
De là vient que le travail des frères convers, entrecou- pé de plusieurs élans de ferveur, les dispose à de plus longues oraisons, et que les oraisons les fortifient pour le travail. Frère Justin de Panigaleo, capucin, employait toute la journée au travail des mains, dans de fréquentes élévations de cœur en Dieu, et passait presque toute la nuit en oraison et en méditation, ne sortant point de l'église depuis Matines jusqu'à l'heure du travail. Dans ce saint entretien avec son Créateur, il en recevait des faveurs si- gnalées et des révélations très extraordinaires.
Frère Joachim de Levanto, du même Ordre, après avoir bien travaillé durant le jour, passait les nuits en oraison, et il était tellement touché et pénétré de l'amour de son Dieu, que souvent même au réfectoire, si on lisait durant le repas Y Aiguillon de l'amour de Dieu, composé par saint Bonaventure, ou le Traité de Lansperge, il était ravi en extase, et le morceau lui demeurait à la bouche. Étant reporté en sa cellule, il demeurait quelquefois trois heures dans ce ravissement, sans nul mouvement ni senti- ment. Lorsqu'il revenait à lui, il paraissait ainsi qu'un séraphin dans un visage tout enflammé. Aussi sortait-il de la fournaise du paradis.
Cette facilité et cette promptitude de récollection venait T.l. 6
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à ces saints personnages, de ce que, durant le travail, leurs pensées et leurs affections n'étaient point dissipées, et qu'ils portaient la main à la besogne et le cœur à Dieu dans un profond silence.
Relevons par une véritable piété les exercices les plus bas, et ils éclateront d'autant plus que nous tâcherons de nous cacher davantage sous leur obscurité. Saint François de Paule parut couronné d'un diadème à trois couronnes, lorsqu'il travaillait avec des manœuvres, comme je le di- rai en son lieu. Ne regardons que Dieu dans nos offices, et il maintiendra notre esprit dans une continuelle dévo- tion, et dans une tendresse spirituelle très utile et très agréable.
Un convers de l'Ordre de Cîteaux, gardant les brebis aux champs, se tournait de temps en temps du côté de l'é- glise de son monastère, et fondait en larmes de joie, sen- tant son âme transportée à son souverain Bien.
Un frère laïque de l'Ordre de Saint-François avait une si sensible dévotion, et une si intime union avec Dieu dans sa cuisine, qu'il sentait sans cesse son cœur plein de bonnes pensées et de saintes aspirations. Ce don si parti- culier le porta à demander licence de quitter son office, et de vaquer dans une pleine liberté à la contemplation. Le gardien, dans la vue qu'il était homme spirituel, la lui accorda très volontiers. Mais aussitôt que ses mains eurent quitté le travailla douceur et la joie célestes s'évaporèrent de son cœur, et ce pauvre frère se trouva dans une telle aridité et une telle désolation qu'il ne pouvait faire orai- son. Il retourne au Supérieur, se prosterne à ses pieds en toute humilité, lui raconte avec larmes et sanglots son in- fortune, et le supplie à mains jointes de le remettre à la cuisine. Ayant obtenu ce qu'il désirait, il retrouva à sa première entrée dans l'office la dévotion et le contente- ment de son esprit. Nous conclurons de là, s'il vous plaît, que si nous sommes dissipés et arides dans nos exercices, cela ne vient point des occupations religieuses, mais de
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notre imperfection, et faute d'une sérieuse réflexion sur ce que nous faisons, et d'un véritable désir de nous rendre parfaits.
3. Troisièmement. Le frère convers doit se rendre hom- me d'oraison, pour trouver des forces de corps et d'esprit afin de supporter les travaux qu'il est nécessaire d'entre- prendre et de continuer dans les exercices corporels. Saint Jean Climaque appelle l'oraison, le soutien du monde ; saint Grégoire de Nysse, la force des royaumes. Elle est beaucoup plus le soutien et la force d'un religieux par- ticulier.
L'oraison est la manne céleste du peuple de Dieu : le pain des forts et le pain fortifiant. C'est l'âme de notre âme, qui lui donne la vie, le mouvement, le sentiment, le moyen et la force de faire ses actions dans la joie et dans la vivacité nécessaires. Sans l'oraison, l'âme est comme un cadavre pesant et inutile. Saint Chrysostome, en l'homélie de la Prière, nous assure qu'ainsi que le corps sans l'âme est mort et puant, aussi l'âme, si elle ne s'excite à la prière, est morte, misérable et remplie d'une très mauvaise odeur.
L'oraison obtient aussi les forces du corps, empêche les maladies et les chasse. Frère Joseph de Corleone était un excellent ouvrier pendant le jour, et très fervent en ses prières pendant la nuit, qu'il passait quelquefois tout en- tière ravi en extase. Ayant mal aux yeux, il supplia la Mère de miséricorde de l'assister, et de le rendre propre au travail par une parfaite guérison. Elle lui apparut dans la chaleur de son oraison, le consola avec beaucoup de familiarité et de tendresse, et lui mit dans la main une fiole pleine d'une céleste liqueur, dont il se frotta les yeux, et qui le guérit parfaitement.
Disons donc en bonne conséquence, qu'il est très utile qu'un frère religieux se fasse puissant dans la prière, pour être puissant dans l'action, et pour se rendre fructueux à lui-même et à la Communauté.
4. Quatrièmement. Le frère convers doit se rendre
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homme d'oraison, pour supporter avec patience et avec une religieuse tranquillité d'esprit les disgrâces de la for- tune, et les pertes temporelles qui arrivent tous les jours dans les biens de cette misérable terre, qui tremble sans cesse et ne se tient jamais dans une solide consistance. Ces accidents frappent plus puissamment le cœur de ceux qui y portent les mains et les yeux de plus près, et qui y versent leurs sueurs, afin de les faire réussir à la gloire de Dieu et au profit de leur couvent. Un frère laborieux qui s'est employé toute l'année au labourage, pendant l'ardeur de l'été, pendant les pluies de l'automne et les frimas de l'hiver, qui a fendu la terre avec douleur, semé à grands frais, nettoyé les chardons avec patience, et moissonné dans la joie, verra tout périr à l'improviste dans une grange ou dans un grenier; le feu, les soldats, ou quelque autre funeste accident, lui enlèvent tout le fruit de ses travaux ; si ce religieux n'a un lieu de retraite en Dieu, pour se je- ter dans le côté de son Sauveur, avec saint Elzéar, ou dans les autres plaies, avec la colombe des Cantiques, ou dans quelque autre refuge, avec les autres Saints, sans doute il se trouvera accablé d'une tristesse assommante et d'un abattement de cœur insurmontable, et ne trouvera plus ni bras ni jambes pour le travail. Mais un religieux qui sera adonné à l'oraison, et qui aura contemplé la bonté, la sa- gesse, la puissance, la providence de son Dieu, à qui rien n'est caché, qui aime ses serviteurs et qui veut pourvoir à ses enfants, se verra dans une paix de cœur inébranlable, et dans son union ordinaire de volonté avec son Bien- Aimé. Il n'estime jamais rien de perdu tandis qu'il possède le souverain Bien, qui seul renferme tous les biens dans une éminence infinie.
Si l'oraison a pu délivrer Daniel de la fosse aux lions, saint Pierre de la prison où il était enchaîné au milieu de deux soldats, Jonas du ventre de la baleine, Judith et la ville de Béthulie des mains d'Holopherne, Esther et tout le peuple Juif de la rage d'Aman, elle pourra bien aider
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un seul monastère dans les afflictions et dans les pertes or- dinaires.
On peut en dire autant d'un frère qui a soin des vignes. Elles seront quelquefois gâtées par la grêle ou par la ge- lée ; d'autres fois elles couleront, ou par une trop grande chaleur, ou par des pluies froides et trop fréquentes. Vous pouvez parcourir tous les offices, où, plus ou moins, il ar- rive souvent des accidents fâcheux et inopinés, et qui sont capables d'inquiéter l'esprit, particulièrement lorsque les maisons sont pauvres et incommodées.
L'oraison fortifie le cœur de celui qui est chargé d'un office, et en même temps remédie souvent aux nécessités les plus pressantes. Le pourvoyeur n'avait point trouvé de pain pour le dîner en un monastère de Capucins, François de Macerata se mit en prière et obtint du pain très blanc, qui fut apporté lorsqu'on était dans un total désespoir de pouvoir nourrir la Communauté ce jour-là.
5. Cinquièmement. Le frère convers se doit rendre homme d'oraison, afin de conserver la paix et la tranquil- lité de sa conscience, dans les réprimandes qu'on lui fait pour les manquements qui arrivent dans ses offices ; car ses offices s'étendant sur les choses extérieures et visibles, on y remarque plus facilement les défauts, et on les sup- porte avec plus de difficulté, à cause qu'ils touchent de plus près les religieux en leurs vêtements, en leur nourri- ture, en leur entretien et leur soulagement, soit en santé, soit en maladie. De là vient que le Supérieur, qui est le père de tous et qui tient la place de Dieu (lequel par sa bonté s'est obligé de pourvoir à ceux qui ont tout quitté pour son amour), est contraint de tenir fortement la main à ce que rien ne manque à personne et que chacun soit soulagé dans ses petites nécessités, et que par consé- quent ceux-là soient punis qui par leur faute sont cause de quelques désordres. En ce cas, un religieux bien uni à Dieu se console dans l'oraison, élevant et lui offrant son
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cœur, et mettant entre ses mains son honneur, ses conten- tements et toute sa vie.
Jean-Baptiste de Faenza, grand serviteur de Dieu et très mortifié capucin, étant fort sévèrement repris de son gardien (qu'il avait souvent prié de ne le point épargner), se fit une telle violence pour réprimer les mouvements de son naturel très ardent et très colérique, qu'une veine de sa poitrine se rompit. Touché de cet accident, il s'en va promptement à l'église, se prosterne à deux genoux devant l'autel, offre son sang à son Sauveur, qu'il contemplait, sur une croix, et dans une confiance filiale, lui dit : Voyez, mon très aimable Jésus, combien je souffre pour votre amour! Aussitôt le crucifix détacha sa main droite de la croix, et lui montrant la plaie de son côté, répliqua : Voyez, Jean-Baptiste, combien grandes sont les douleurs que j'ai souffertes en croix pour l'amour de vous! Ce fer- vent Serviteur de Dieu, tout attendri, prit une généreuse résolution de se rendre excellent dans les souffrances, à l'imitation de son Seigneur crucifié.
Quelquefois l'oraison ne console pas seulement dans les réprimandes, mais répare aussi les manquements faits dans les offices. Frère Joseph de Corleone avait la charge du jardin, mais il semblait en trop négliger la culture, pour donner plus de temps à la contemplation. Le gardien, dans la vue que le jardin manquait d'herbes, lui fit un sévère reproche, comme s'il n'eût pas eu un soin suffisant de la Communauté. Cet homme de Dieu ne s'étonna point, et dans une modestie angélique, il repartit: Mon révérend Père, ne craignez point, je vous donne ma parole que dans peu de temps vous verrez avec joie nos parterres pleins d'herbes utiles à la maison. Il se met en prière toute la nuit, et le lendemain, dès le matin, on vit tout le jardin rempli de fleurs, d'herbes et de racines. Chacun en bénit Dieu, et résolut de s'adonner sérieusement à l'oraison, dans l'espérance qu'elle lui obtiendrait tout ce qui serait nécessaire et au corps et à l'âme.
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Louis du Mont-Saint-Sabin, demeurant au couvent du Mont-Politien en qualité de distributeur des aumônes, donna un jour tout ce qui était de réserve pour le dîner, ne laissant que quelques petits morceaux pour les reli- gieux. Plusieurs jugeant que cette si grande hardiesse de disposer des vivres préparés pour les prêtres, était peu tolérable en un frère laïque, portent leurs plaintes au gar- dien. Le gardien, à la vue de l'extrémité où l'on était, ap- pelle ce libéral, lui fait une verte réprimande et diffère le reste du châtiment pour le temps du repas. On sonne la cloche pour le dîner, et Louis entre au réfectoire, préparé à bien souffrir. Mais à peine a-t-il mis le pied dedans qu'il entend sonner à la porte. Le cœur lui dit que son bon Seigneur pourvoyait à leur nécessité. Il y accourt et trouve un jeune homme d'une rare beauté, qui lui donne autant de pains chauds qu'il y avait de religieux au logis, et qui les lui ayant remis, disparaît. Louis, bien joyeux, s'en va au réfectoire, chargé de ces pains célestes, et dit en les distribuant : Voye^, mes Pères, quels pains l'aumône nous a rendus.
Imitons les Saints en leurs aumônes (prudemment tou- tefois, avec congé de nos Supérieurs) et en leurs oraisons, et Dieu ne manquera jamais de nous assister, et de nous donner ce qui sera nécessaire à notre entretien et à notre consolation.
6. En sixième et dernier lieu, un frère se doit rendre ex- cellent dans l'oraison, afin de se faire un instrument pro- pre de la Religion pour aider son prochain.
Il est vrai que le principal fruit de l'oraison est de nous aider nous-mêmes à nous sauver. Saint Augustin lui donne un merveilleux avantage pour cet effet : « Nous croyons, dit-il, que personne ne se sauve sans la vocation divine. Nous croyons qu'après cet appel personne ne fait aucune œuvre méritoire du paradis sans une spéciale grâce de Dieu. Nous croyons enfin que personne ne mérite cette grâce si nécessaire, sinon par la prière. » Saint Thomas
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ne donne pas une moindre louange à cette sainte vertu, quand il dit : « Nous sommes toujours exaucés, si nous demandons à Dieu des choses nécessaires à notre salut, avec dévotion et avec persévérance. »
L'efficacité de l'oraison s'étend néanmoins jusqu'au pro- chain. Moïse y prend des rayons sur la montagne de Si- naï; son visage en reste lumineux et éclaire le peuple de Dieu. Saint Siméon Salus embrasait de telle sorte son cœur à la fournaise de la prière, que les flammes en sortaient par la bouche. L'Ange qui est près du char de Dieu emplit ses mains du feu sacré, et puis en brûla Jérusalem. La charité qui s'acquiert dans l'oraison est trop agissante pour ne point passer au dehors, et ne point embraser le cœur des pécheurs et des justes qu'elle connaît avoir besoin de ses flammes.
Le frère convers ne peut pas convertir le monde par des prédications, des catéchismes, des confessions, et de sem- blables fonctions ecclésiastiques ; mais il peut animer et fortifier son zèle par l'oraison. Par ce saint exercice, il prêchera avec les prédicateurs, il soulagera les malades avec les confesseurs, il mettra la paix dans les familles avec les prêtres qui sont employés à la réconciliation des ennemis, et souvent il arrivera que le compagnon sera le maître. Je veux dire qu'il convertira plus d'âmes que les prédicateurs, les confesseurs, et les autres officiers. Voyons ceci en notre frère saint Alphonse Rodriguez.
Un jour il accompagnait un Père de notre Compagnie, qui assistait un malade condamné par les médecins, et qui allait mourir. Ils le trouvèrent si mal disposé, qu'il disait des extravagances comme ayant perdu l'esprit, et si le Père lui parlait de se confesser, sa folie redoublait, comme s'il eût été possédé de quelque esprit malin. Toutes les exhor- tations ne servaient qu'à empirer le mal. Ce bon frère Al- phonse, touché de compassion et de zèle, voyant le danger de cette âme, se retire un peu à l'écart, et s'adressant à Dieu, lui demande avec larmes qu'il lui plût de donner le
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temps à ce malade pour se confesser et pour se bien dispo- ser à la mort. Aussitôt l'effet de sa prière parut. Ce furieux devint doux comme un agneau, et se confessa avec des marques d'un véritable repentir de ses fautes.
Une autre fois, il aida le Père Ignace Le Blanc, prédica- teur, d'une façon admirable. Ce Père, au commencement d'un carême qu'il prêchait, se trouva si accablé d'une fluxion qui lui tombait sur la gorge et sur la poitrine, qu'à peine pouvait-il respirer. Il pria le frère Alphonse de l'as- sister par ses oraisons. Cet homme céleste se jette aux pieds de la glorieuse Vierge, dont il recevait des faveurs journalières. Incontinent il la vit mettre les mains sur la tête de ce prédicateur, en signe qu'elle le prenait sous sa protection. Tout le carême fut un continuel miracle. Tout le temps qu'il était hors de la chaire, sa fluxion le tour- mentait ; mais aussitôt qu'il y mettait le pied, elle le quit- tait : de sorte qu'il parlait sans difficulté et d'une voix distincte et intelligible ; il haussait et abaissait sa voix comme il le désirait, et prêchait mieux qu'à l'ordinaire. Aussitôt qu'il était descendu de chaire, son rhume le saisissait et l'incommodait. C'est une merveille notable que s'il cessait un seul jour de prêcher, son incommodité continuait sans aucun relâche, et que s'il prêchait deux fois dans un même jour, elle le quittait deux fois durant ses sermons. Il guérit une autre fois par ses prières le même Père Le Blanc, qui était travaillé d'un si furieux mal de tête que l'on craignait qu'il n'en perdît le ju- gement.
Concluons donc qu'il est d'une extrême importance que les frères se rendent excellents dans l'oraison, pour se rendre capables d'aider les âmes par eux-mêmes et par les ouvriers évangéliques, pour se diriger dans la voie du ciel, pour se tenir unis à Dieu dans l'embarras des occupations extérieures, pour supporter avec joie et avec profit leurs travaux, pour s'affermir dans la patience aux fâcheux acci- dents de fortune, et enfin pour conserver la paix de leur
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àme dans les punitions et les châtiments qui les pourraient inquiéter.
Cette vérité me semble suffisamment prouvée par les raisonnements mis en tout ce chapitre. Il nous reste, après avoir parlé de l'oraison en général, de parler de l'oraison en particulier. Commençons par la vocale, qui est la plus facile et la plus sensible.
CHAPITRE III.
DE L'ORAISON VOCALE, ET COMBIEN ELLE EST NECESSAIRE AU RELIGIEUX OCCUPE AUX OFFICES DE MARTHE.
I. Nature de l'Oraison vocale. — II. Raisons qui nous y obligent. — III. L'Oraison vocale est plus propre aux Convers. — IV. Trois propriétés de l'Oraison vocale.
'oraison mentale occupe et élève l'esprit, et la vocale consacre le corps à son Dieu. Car elle est un colloque avec cette bonté infinie, expri- mé par les paroles, et rempli de diverses affections et de diverses demandes.
II. Voyons-en brièvement les utilités et les propriétés, i. La première raison qui obligea l'oraison vocale c'est la décharge du cœur, qui est quelquefois si embrasé de l'amour de Dieu qu'il est nécessaire de lui donner un peu d'air par la bouche. Les exhalaisons et les vapeurs ne peuvent point être longtemps resserrées dans la terre et dans les eaux, il faut les laisser sortir au dehors, si l'on ne veut qu'elles renversent tout. Nous savons et nous admi- rons les élans de saint Éphrem, de saint Ignace, de saint Xavier, de sainte Madeleine de Pazzi, de Luce de Narni, et d'autres semblables qui nous montrent l'exemple de ces oraisons vocales enflammées.
2. La seconde raison de l'oraison vocale est le tribut de
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louange que notre corps doit à Dieu aussi bien que notre âme. C'est un grand bienfait du Créateur de nous avoir donné un entendement capable de le connaître, lui, ses mystères et les vérités naturelles et surnaturelles ; de nous avoir doués d'une volonté qui le peut aimer, lui et ce qu'il nous commande ; d'avoir ajouté la mémoire, qui nous re- présente les choses passées afin de mieux régler les pré- sentes et les futures. Cela nous oblige à le louer de toute notre âme, et d'employer à son service toutes les grâces qu'il nous donne.
C'est aussi un bienfait très particulier de sa bonté de nous avoir formé un corps avec des organes et des membres si parfaits, de nous donner des forces, la santé, et des moyens pour pouvoir travailler tant pour notre profit et notre contentement que pour le profit et le contentement d'autrui. Il est donc bien raisonnable que le corps loue Dieu avec l'âme, comme le frère avec sa sœur, de ce qu'il les a unis ensemble en ce monde, et qu'il leur prépare un même palais en paradis, pour y aimer et admirer ses grandeurs.
Le prophète-roi s'écriait au plus fort de sa ferveur : « O Seigneur! tous mes os diront à haute voix : Qui se pourra trouver qui vous soit semblable? »
3. La troisième raison que saint Thomas apporte afin de nous pousser à l'oraison vocale, est l'excitation de la dévo- tion intérieure, par laquelle l'âme de celui qui prie s'élève en Dieu. Elle est comme un doux zéphyr qui allume les brasiers du cœur. C'est le son qu'on entendit le jour de la Pentecôte, avant que le Saint-Esprit se reposât sur les Apôtres en forme de feu. Quelquefois le corps est appe- santi de sommeil, de lassitude, de quantité d'humeurs qui accablent l'esprit : la voix vivifie le cœur, le recueille, et l'avertit de s'élever et d'aller au-devant de son Bien-Aimé qui frappe à la porte.
A l'entrée du combat, la plupart des nations de la terre ont coutume de jeter quelques cris. Les Français ont dit
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très longtemps : Saint-Denis Mont-Joie! et choses sem- blables. Le cri de guerre des Espagnols et des Portugais est Saint-Jacques ! Pour cette considération l'oraison de la voix est bonne, quand même l'âme veut prier mentale- ment, afin de s'animer au commencement du combat que les démons livrent pour lors. Saint Nil assure que toute la guerre qui est entre nous et les démons, n'est que tou- chant l'oraison.
Ces motifs ont été si puissants sur l'esprit de plusieurs grands personnages, que les prêtres mêmes et les savants ont mis beaucoup de temps aux oraisons vocales. Le Père Almeïda, religieux remarquable en notre Compagnie, di- sait chaque jour, outre son office sacerdotal, presque tous les offices qui étaient dans son bréviaire, comme l'office de Notre-Dame, l'office des morts, et d'autres.
Le Père Jean Allart, minime, était tout à fait admirable en cette dévotion. Il ne dormait souvent qu'une ou deux heures de la nuit, et il employait le reste à l'oraison, tant mentale que vocale ; mais ayant principalement le don de la vocale, il s'y adonnait dans une telle constance et une telle assiduité, qu'il en avait les lèvres et les dents à demi usées, au rapport de Dony d'Attichy. C'est une chose étrange qu'à table même il ne mangeât qu'à moitié pour réciter ses prières. Sur la demande de quelques jeunes re- ligieux qui voulaient savoir comment il pouvait avoir de l'attention dans des prières si longues, il répondit : Mes enfants, quand on ne ferait autre chose que remuer les lèvres pour V amour de Dieu, ce serait toujours quelque chose. Nous pouvons connaître combien cette dévotion plaisait à la divine bonté, par les lumières qu'elle lui don- nait, et par l'honneur qu'elle lui faisait dans plusieurs vi- sites dont elle le favorisait. Une fois, comme il allait au Chapitre général, Dieu lui fit voir dans son oraison tout l'état de ce Chapitre, et le Général qui y serait élu. Il lui montra aussi saint François de Paule, sur le haut d'une