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MEJSOIRES CONTEMPORAINS,
MÉMOIRES
DE MADAME LA DUCHESSE
D'ABRANTÈS.
TOME TREIZIEME.
PARIS. — XtaPRIIHERIE VE LACBEVARDIERE ,
RUE DU COLOMBIER, H' 3o.
MEMOIRES
DE MADAME Li DUCHESSE
ou
SOUVENIRS HISTORIQUES
SUR
NAPOLEON,
LA RÉVOLUTION,
LE DIRECTOIRE , LE CONSULAT, L'EMPIRE ET LA RESTAURATION.
TOME TREIZIÈME.
A PARIS,
CHEZ MAME-DELAUNAY, LIBRAIRE,
RUE GUÉNÉGAUD , y° 0.5.
UDCCC\Y.\IV,
y. 13
DE MADAME LA DUCHESSE
D'ABRANTES.
CHAPITRE PREMISR ]
Réflexions sur la destinée de Napoléon. — L'union morg-a » natique. — L'Autriche. — Le père et la fille. — Lettre du marquis d'AIorna. — Le Portugal-Volcan. — Le beurre frais. — Lu laine des moutons. — Le sébastianisle : ce n'est pas le ge'nëral Sebastiani. — La prophétie. — Napo- le'on et le Maure de Ceuta. — Le noir du japon. — Léoni- das et les trois cents hommes faisant l'arme'e de de'fense. — Le gouverneur^rtfnwrc^e. — Murât et le jeune Polonais. — Admirable dévouement. — Le baron de Strogonoff. — Le jeune Russe prisonnier. — Gastanos. — Les épreuves.
— Admirable caractère. — Les guérillas et leur tribunal.
— Epreuves du sommeil et de la potence. — Le général Franceschi. — Le Capucino. — Le prisonnier. — Le mari mort d'amour. — La veuve morte d'amour. -^ L'excom- munication. — L'enfant et le couteau. — Cestpour tuer un Français l... — Victoire d'Espagne. — Le maréchal Su- chet et le maréchal Ney. — Le chevalier Sachet, frère du général. — Le bulletiu de Tarragone. — Le café brûlant.
XIIL t
^ MÉMOIRES
— Burgos, — Bal chez le général Solignac , — La Char- treuse. — Junot, Soiilt et Ney. — Départ pour Aslorga.
— L'assassin de Valladolid. — L'assassin de Lisbonne. — Junot est sauve' du poignard de l'un et de la balle de l'autre.
Il est dans la vie de Napoléon des époques tel- lement étonnantes de fatalité malheureuse, qu'il est presque impossible de ne pas croire à cette influence extraordinaire de l'étoile d'un homme èur sa destinée. Car enfin il faut accorder au gé- nie de cet homme un coup d'oeil assez, habile pour juger son sort dans ce qu'il pourrait être; et cependant que de fois, dans les années qui ont précédé notre malheur plus que le sien peut- être, a-t-il constamment voulu suivre une route étrangère à tout ce qui pouvait le sauver, et jon- chée des écueils qui devaient au contraire le per- dre ! Je ne parle pas ici de cette guerre de la péninsule: la trop malheureuse preuve de sa mau- vaise influence était déjà reconnue à l'époque où tious sommes arrivés. Mais il était une autre jf)reuve que l'empereur ne pouvait repousser, parce qu'elle était acquise par avance : c'était l'alliance étrangère qu'il voulait contracter. Ses résultats funestes n'étaient que trop prédits à la ttî'rance, et pourtant rien ne put l'arrêter.
Ce fut à Burgos que je reçus la première non-
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DE LA DUCHESSE D ABRAWTES. 3
vellede cette étrange union. Les lettres qui m'en parlaient et dont l'une était d'un ami qui devait connaître tous les rouages qui avaient fait mou- voir en cette occasion la volonté de l'empereur, mêla présentaient comme un événement des plus heureux. L'autre, plus raisonnable et surtout plus clairvoyant, et m'arrivant d'ailleurs par une occasion sûre, me parla du mal que pourrait exercer ce mariage avec une princesse d'Autri- che sur la destinée de Napoléon; car Napoléon était bien empereur des Français, mais il était aussi le général Bonaparte vainqueur dans plus de vingt batailles rangées des armées autrichien- nes, ayant fait fuir la famille impériale deux fois de son royal séjour. Ces offenses-là sont indélé- biles dans leurs taches. Elles ne s'effacent jamais... Puis il y avait, dans cette sorte de sacrifice fait par un père, quelque peu d'un odieux égoïsmequi faisait présager que plus tard la voix de cette même fille priant pour son fils et son mari ne serait pas plus écoutée que priant pour elle-même. .. Il était visible que l'Autriche mutilée et encore sanglante de toutes ses défaites , voulait que ce mariage, qui n'était, comme le disait fort bien un homme méchant mais bien spirituel , pas même morganatique, servit d'appareilau moins momentané à ses blessures. Napoléon ne vit rien.
l^ MÉMOIRES
Il crut, consolider par là ses alliances du Nord déjà bien assurées du côté de la Russie, et pour- suivre plus en paix ses funestes opérations de Ja Péninsule. Une fois entré dans ces fausses rou- tes, on pouvait prévoir que tout devenait péril désormais à côté de la gloire.
En parlant de prévoir, il vient de me tomber sous la main diverses pièces intéressantes, en mettant en ordre mes documens pour ces deux volumes-ci. Mais comme dans des Mémoires il est toujours temps de revenir, je vais les trans- crire maintenant.
L'une est une lettre du marquis d'Alorna, l'un des grands de Portugal , dont l'esprit et les rares moyens eussent été pour sa pairie d'une immense ressource , s'il n'avait eu dans ses perceptions une étrangeté qu'il prétendait être une seconde vue, et que pour moi je ne sais en vérité comment nommer , mais que dans mon scepticisme je ne puis cependant totale- ment refuser de croire au moins comme une de ces choses que nous voyons chaque jour, et que notre superbe et bien humble entende- ment confesse ne pas pouvoir comprendre.
Le marquis d'Alorna était le père de ce jeune enfant qui périt d'une manière si malheureuse à Villaviciosa à la suite d'une prédiction. Cette
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 5
lettre du marquis d'Alorna , que j'ai en original sous les yeux , est fort extraordinaire. Le mar- quis avait de l'esprit, des moyens remarquables, une grande religion , mais une profonde supersti- tion. Voici ce qu'il écrivait au colonel Cailbé de Geisne, lieutenant-colonel au service de Portu- gal, en 1807. La date est à remarquer. C'est du colonel lui-même que je tiens cette lettre.
i3 novembre 1S07, à Villavisiosa.
« MojN cher Cailhé,
«Vous me parlez dans votre dernière lettre »de la perte du Portugal, comme si un volcan » était prêt à éclater et à bouleverser la nature »de ce pays; mais, même si cela devait être , je » n'éinigrerais pas. Au surplus je crois que le mot t perte a une autre signification. Je ne l'atteins
• pas, car je me suis fait le principe d'avoir la >vue basse en politique. Nous avons fermé nos «ports aux Anglais; Dieu en soit loué. Nous «mangerons du beurre frais tiré du lait de nos
• vaclies ; la laine de nos moutons nous couvrira » du moins, sans avoir besoin de voyager comme » auparavant sur mer '. Croyez - vous que les
» Il ne faut pas s'étonner des iegéres fautes qui se trou-
6 ' MÉMOIRES
«Français achèteront nos fabriques pour le brû- » 1er , comme ont fait les Anglais ?... Non , non. Si » nous devenons non seulement alliésdelaFrance, »mais fédérés avec elle, soyez assuré qu'elle » pensera à nous comme l'Angleterre le fit à »Utrecht et dernièrement. Et puis quel mal » peut-il y avoir à ce que nous nous rappro- schions des Français? Si nous avions embrassé «leur cause pour la succession d'Espagne, au «commencement du 18^ siècle, nous serions » maintenant et plus longs et plus larges. Mais » laissons les considérations et allons aux faits. Je » veux vous conter quelque chose de très plai- » sant. Vous savez qu'il y a toujours eu des sébas- » tianistes ^ en Portugal ? eh bien , à présent » il y en a plus que jamais , et le nombre en est » devenu très grand , c'est même à la mode «d'être sébastianiste. On a débusqué des vieux )) papiers de prophéties de Bandarra , du Noir » du Japon, du Maure deCeuta, etc. ,etc. Ce sont
vent dans cette lettre , à l'époque surtout où elle fut écrite ; les hommes de l'âge du marquis d'Alorna savaient peu le français à Lisbonne. La jeune génération le parle bien, mais chez leurs pères il était étonnant et rare d'en trouver qui le parlassent comme M. d'Alorna.
' Qu'on n'aille pas croire que c'est le général S..., le pauvre homme ne s'avise pas d'être aussi important. Après sa mort , je ne dis pas...
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. 7
» des espèces de Nostradamus , où l'on trouve » tout plein de choses étonnantes , parce qu'elles «nomment les personnes par leurs noms, et » qu'elles se vérifient. Cependant presque toutes » les prophéties finissent par des obscurités , et » prêtent aux interprétations. Mais voici une » singulière et drôle de prophétie; il y est dit Que )) Napoléon sortant de Corse, est descendant être- T) -présentant de Sébastian. IL sera donc le chef du » cinquième empire ; il fera sortir du port de Lis- » bonne une expédition composée de Portugais et des » aigles du Nord vers l'Asie , (jui sera conquise et » CATHOLisÉE ; après quoi , le retour de l'âge d'or. » Napoléon est donc d'origine portugaise et «non pas fi-ançaise. Si l'Europe civilisée trouve » dans ses fantaisies un petit goût barbare , elle " n'a pas tort. Au reste , le barbarisme n'est pas »si mauvais à certains égards. Adieu, mon cher • Cailhé. Je me trouve sur les frontières, com- » mandant une armée de six cents fantassins et " cinq cents chevaux ! Tout le reste m'a été arraché «pour garnir les côtes. Au reste, Léonidas n'a- »vait que trois cents hommes; par conséquent «j'aurais tort si je disais que je ne veux pas me » battre faute d'armée. Aussi je ne dis pas cela ; » mais je crois que je ne me battrai pas faute » d'ennemis. Des proclamations furent faites der-
8 MÉMOIRES
«nièreinent : nos ennemis sont les Anglais; nos rt amis, les Français et les Espagnols. Or, comme «les insulaires ne Tiendront pas par terre, je sme trouve ici comme un patriarche. Je ne serais »pas fâché, par exemple, d'aller à Lisbonne et » d'être chargé de la défense du port. Mais, comme »je suis exilé, il n'y faut pas penser. Nous » avons dix vaisseaux de ligne russes. Adieu , en- » core ; mille choses à mon cher cousin et ami «Fuenles'.
»Le marquis d'ALORNA^ »
Cette lettre est bien étrange depuis la première ligne jusqu'à la dernière. Il faut songer que c'est un des hommes les plus importans du Por- tugal par sa naissance, sa position et son esprit, qui Ta écrite , et à part ce qu'il dit du Nostra- damus, ce qui pourtant est aussi fort extraor- dinaire , son opinion sur l'état intérieur du Portugal est un fait important à consigner. Il n'était pas le seul qui pensât ainsi; et, en effet,
> Le comte Armand de Fuentcs, dont j'ai souvent parle' dans les pre'ce'dens volumes , ainsi que de son frère.
» Cette lettre est entre les mains de celui à qui elle fut écrite , le commandeur Caillié de Gcisnes , demeurant ac- tuellement à Paris.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. 9
le marquis d'Alorna n'émig/a pas lorsque le prince quitta Lisbonne.
La dernière ligne de sa lettre fait tourner ma pensée vers cet homme qui fut en partie cause des malheurs qui , depuis iSoS, arrivèrent à Junot : c'est l'amiral Siniavin ; et cette pensée amène à son tour le souvenir d'une des actions les plus remarquablement belles dont un homme puisse se glorifier. J'aurais dû la placer dans le précé- dent volume ; mais, comme je l'ai toujours dit, on peut revenir facilement , s'il est défendu d'an- ticiper sur le temps...
Lorsque Murât était à Madrid, il eut besoin d'envoyer des dépêches à Junot ; mais elles étaient importantes, et déjà toutes les routes qui conduisaient à Lisbonne étaient couvertes j)ar les guérillas , et surtout les troupes commandées par les hommes les plus importans de l'Espagne dans sa révolution , et qui composaient alors l'ar- mée de Castanos. Murât parla de son embarras au baron deStrogonoff, ambassadeur de Russie à la cour d'Espagne, et qui était demeuré à Ma- drid. On sait que la Russie était , à cette époque , tamie plus encore que l'alliée de la France... M. le baron de Strogonoff dit au grand-duc de Berg que rien n'était plus fL\cile à exécuter que ce qu'il voulait faire.
1 0 MEMOIRES
— L'amiral Siniavin est dans le port de Lis- bonne, dit l'ambassadeur, donnez-moi le plus intelligent de vos lanciers polonais ; je lui mets un uniforme russe ; je le charge de dépêches pour l'amiral... vous lui donnerez les vôtres verbale- ment, et tout sera bien quand il serait pris vingt fois d'ici à Lisbonne, car l'armée insurgée est trop désireuse d'obtenir notre neutralité pour commencer elle-même par fournir un motif de rupture.
Murât fut ravi de ce moyen, qui, au fait, était bien ingénieux. 11 demanda au chef des Polo- nais, qui , je crois , était Krasinski lui-même, de lui procurer un jeune homme intelHgent et brave. La chose était commune parmi les lanciers polo- nais, mais ici il fallait plus qu'une chose ordi- naire... Deux jours après le chef amena chez le grand-duc de Berg un jeune homme de son corps dont il répondait sur sa tète: il s'appelait L^c- kinsAij et n'avait que dix- huit ans.
Le grand-duc de Berg fut ému en voyant un si jeune homme demander, pour ainsi dire, à braver un péril certain, car, s'il était connu , son sort était arrêté d'avance , c'était la mort. Murât, qui la bravait sans pâlir, ne put s'empêcher d'ob- server au jeune Lecldnski le péri! qu'il allait courir... Le jeune Polonais sourit.
DE LA DUCHESSE D AERANTES. 11
— Que votre altesse impériale me donne ses ordres , répondit-il respectueusement , et je lui rendrai bon compte de la mission dont elle veut bien m'honorer... Je la remercie de m'avoir choisi parmi mes camarades... car tous auraient bri- gué cette faveur.
Le grand-duc augura bien de la résolution sans forfanterie du jeune homme. Il lui donna ses instructions. Le baron de Strogonoff fit ses dé- pêches pour l'amiral Siniavin; le jeune Polonais fut habillé à la russe, puis il partit et prit la route du Portugal.
Cette route était , comme je l'ai dit , couverte de troupes espagnoles. Les deux premières jour- nées se firent assez paisiblement ; mais le troi- sième jour, vers l'après-midi, Leckinsld se vit entouré par une troupe d'Espagnols qui, l'ayant terrassé et désarmé, l'entraîna devant le général qui commandait les troupes qui se trouvaient là : heureusement pour le brave et aventureux jeune homme que c'était Castanos lui-même.
Cependant quel que fût le chef qui devait l'in- terroger, Leckinsld comprit qu'il était perdu s'il était reconnu pour Français ; en conséquence sa détermination fut prise, à l'heure même , de ne pas prononcer un mot en français, et de ne par- ler que le russe ou l'allemand , qu'il possédait
1 a MEMOIRES
également bien. Les vociférations que pous- saient avec rage ceux qui le traînaient devant Castanos lui révélaient son sort par avance ; et puis l'horrible assassinat du général René, qui périt au milieu des tortures en allant précisément joindre Junot, venait d'avoir lieu depuis seule- ment quelques semaines , et suffisait pour glacer la pensée , car la mort elle seule peut ne pas ef- frayer un grand cœur; mais la recevoir à la suite d'un raffinement de torture, c'est plus que la force humaine ne peut en supporter.
— Qui êtes-vous ? demanda Castanos au jeune Polonais.
Et cette question , il la lui adressa en français qu'il parlait parfaitement, ayant été , comme on lésait, élevé à Sorrèze '.
Leckinski regarda l'interrogateur, fitun signe, et répondit en allemand :
— Je n'ai pas entendu.
Castanos comprenait et parlait l'allemand ; mais il ne voulut pas figurer phis long-temps proba-
» Ce fut ce qui causa le malheur de Marescot. Il avait été à Sorrcze avec le gc'ne'ral Castanos ; et le ge'ne'ral Dupont, qui savait celte circonstance, en voulut profiter pour obtenir de meilleures conditions, et la bonté de Marescol lui fit faire une démarche que le grand -o/ficier de l'empire devait rejeter.
DE LA. DUCHESSE d'aBRANTÈS. i3
blement dans cette affaire, et il appela un des officiers de son état-major, qui continua l'en- quête... Le jeune Polonais répondit alternative- ment en russe et en allemand, mais jamais il ne se laissa même aller à une seule intonation fran- çaise. Cependant il pouvait se troubler, car, dans une chambre assez petite , il était entouré , pressé par une foule avide de son sang, on peut dire ce mot, et qui attendait avec une impatience féroce qu'il fût reconnu coupable , c'est-à-dire Français, pour se jeter sur lui et le massacrer.
Mais l'effervescence s'accrut au point de ne pouvoir plus être maîtrisée par le général lui- même, par un incident qui vint jeter sur le malheureux jeune homme un réseau dont rien ne paraissait pouvoir le tirer... Un aide-de- camp de Castanos, homme fanatiquement pa- triote comme il y en a eu tant dans la guerre d'Es- pagne, et qui, dès le moment où Leckinski avait été arrêté, s'était prononcé contre lui en disant qu'il était un espion français, accourut dans la salle où se faisait l'interrogatoire, tenant par le bras un paysan vêtu de la veste brune et coiffé du chapeau à haute forme surmonté de la plume rouge... L'officier fend la foule, et plaçant le paysan devant le Polonais :
— Regarde bien cet homme, lui dit-il, et dis
l4 MÉMOIRES
ensuite s'il est vrai que ce soit un Allemand... un Russe. — C'est un espion , je le jurerais sur mon salut , poursuivit-il en frappant du pied.
Pendant ce temps, le paysan regardait atten- tivement le jeune Polonais... Mais l'examen ne fut pas long ; à peine eut-il jeté sur lui quelques regords, que son oeil noir s'alluma et lança des étincelles de haine.
— Es un Francès... es un Francès ! s'écria-t-il en frappaiit ses mains Tune contre l'aulre.
Et il raconta que, quelques semaines avant, il avait été à Madrid pour conduire de la paille coupée , ayant été requis dans son village, ainsi que tous les habitans , pour porter des fourrages dans les casernes de Madrid et des environs , et je reconnais cet homme , poursuivit le paysan , pour être celui qui a reçu mon fourrage , et m'en a donné un reçu. J'ai été près de lui pen- dant une heure , et je le reconnais. Quand nous l'avons arrêté, j'ai dit à mes camarades : Cethomme est l'officier français à qui j'ai livré mon four- rage.
C'était vrai.
Castanos vit probablement la vérité; mais il était un noble et généreux adversaire, et ce n'était pas par les massacres qu'il voulait cimen- ter l'édifice de la liberté espagnole , qui se serait
DE LA DUCHESSE d'aBRANTÈS. i5
élevé beau et durable , si des hommes tels que lui et la Romana , Palafox et quelques autres , eussent dirigé ce grand vaisseau qui s'en allait à la dérive... Il voyait bien que cet homme pou- vait n'être pas Russe ; mais il redoutait les excès auxquels on se livrerait s'il était reconnu pour Français... Puis il y avait le doute et surtout l'apparence... Il proposa de lui laisser continuer sa route, carLeckinski persistait à soutenir qu'il était Russe , et ne comprenait pas une parole de français... Mais au premier mot qu'il fit enten- dre, mille voix menaçantes s'élevèrent aussitôt, et le nom de traître fut murmuré à son oreille... Il n'y avait pas moyen de songer à la clémence. L'homme devient féroce quand il craint pour lui-même.
— Mais voulez-vous donc vous exposer à une rupture avec la Russie , dont nous demandons la neutralité même avec instance?
—Non, répondirent les officiers, mais laissez- nous éprouver cet homme.
Leckinski entendait tout, car il savait l'espa- gnol. Il fut emmené et jeté dans une chambre qui ressemblait à un cachot du temps le plus affreux de l'inquisition.
Au moment où les Espagnols l'avaient arrêté, le jeune homme n'avait pas mangé depuis la veille
l6 MÉMOIRES
au soir, et lorsque la porte de son cachot se re- ferma sur lui , il y avait dix-huit heures qu'il n'a- vait pris de nourriture; il faut y ajouter la fati- gue, l'angoisse , l'anxiété de sa cruelle position, et l'on comprendra que le malheureux se laissa t omber presque évanoui sur le grabat qui était à terre dans un des coins de sa prison... Le soleil n'était pas encore couché, il le voyait par la pe- tite lucarne percée dans le haut du mur, et sa lumière, si brillante dans cette belle Estrama- doure , réjouit encore quelque temps les regards du pauvre prisonnier... Mais bientôt il se retira, le ciel devint plus sombre... la nuit vint tout en- velopper, et Leckinski se retrouva entièrement seul vis-à-vis sa terrible position, et il la jugeait ce qu'elle était, presque sans espoir... Sans doute il était brave; mais mourir à dix-huil-ansî... c'est bien jeune... Il lutta pendant quelque temps contre les visions qui se succédaient comme une fantasmagorie devant lui ; puis la jeunesse et la fatigue cédèrent au sommeil, et peu de temps après il fut enseveli dans un sommeil si profond , qu'il était presque l'image de la mort.
Il dormait depuis deux heures environ , lors- que la porte de son cachot s'ouvrit lentement, et quelqu'un y entra en marchant avec précau- tion; on mettait une main devant la lumière
DE LA. DUCHESSE D ABRA.NTÈS. l'J
de la lampe pour en cacher la flamme, . . puis on se pencha doucement sur le lit du prison- nier... alors la main qui interceptait la lumière se retira tout-à-coup , elle alla frapper l'épaule de Leckinski,et une voix argentine, sonore et douce, une voix de femme lui dit :
— Voulez-vous souper?...
Le jeune Polonais, réveillé en sursaut par l'é- clat de la lumière, le contact de la main, et les paroles de la jeune femme, se lève sur son séant, et , les yeux à peine ouverts j dit en allemand :
— Que me veut-on?...
— Qu'on donne sur-le-champ à manger à cet homme , ditCastaûos en apprenant le résultat de cette première épreuve... et puis, qu'on fasse sel- ler son cheval, et qu'il poursuive sa route. Il n'est pas Français... Comment aurait-il été maître de lui à ce point? c'est impossible.
Mais Câstafios n'était pas seul. On donna bien à manger à Leckinski , mais son cheval ne fut pas sellé, et il demeura dans son cachot jusqu'au matin. Alors on le conduisit dans un lieu où il pouvait voir les cadavres mutilés de dix Français qui avaient été horriblement massacrés par les paysans de Truxillo ; là , pendant toute une jour- née on lui fit redouter la mort et une horrible mort. Sans cesse entouré de pièges.,, écouté par XIII.
1 8 MÉMOIRES
des oreilles avides de saisir un son, regardé par des yeux percans qui voulaient recueillir un mouvement , le noble et courageux jeune homme avait donné sa parole de ne point faillir, et non seulement il la voulut tenir, mais il voulut aussi remplir sa mission , et jamais un seul geste, un seul accent ne purent le faire soupçonner... En- fin , au bout de plusieurs heures des plus cruelles épreuves, il fut reconduit dans sa prison, et put réfléchir dans un terrible loisir au danger de sa position.
— Messieurs , dit le général Castanos , je sens, comme vous , toute l'importance d'empêcher les communications entre les différens chefs d'ar- mée français qui sont en Espagne; mais ici, dans la position où se trouve cet officier, nous ne pouvons le traiter comme espion sur la simple assurance d'un de nos hommes ; cet homme peut se tromper... une ressemblance peutr'abuser, et alors nous serions meurtriers ; ce ne doit pas être notre rôle, messieurs.
L'officier qui avait été choisi par le paysan pour recevoir sa déclaration était de ces hommes passionnés qui s'identifient avec la position qu'ils ont provoquée. Ainsi donc, il avait posé la ques- tion de cette manière, que cet homme devait être un espion français -, dès lors il prenait lui, l'ai-
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. I9
titude d'un personnage important ; et , même pour la vie d'un homme, il n'aurait certes pas échangé cette position : et puis, après tout, disait-il, quand il serait Russe!... eh bien ! ces Russes sont héré- tiques et les alliés des Français!...
Leckinski, rentré dans sa prison, la revit pres- que avec joie; le malheureux n'avait eu pendant près de douze heures que des gibets devant les yeux... des cadavres hideux et sanglans !... et ces objets sinistres lui étaient montrés par des hom- mes au regard de démon, à la physionomie infer- nale. Ses idées étaient comme sous la puissance d'un charme venu de l'enfer... il croyait voir se projeter sur les murs crevassés de son cachot les ombres fantastiques des victimes qu'il ve- nait de voir accrochées ai)x arbres de la route !... Ce fut entouré de ces prestiges lugubres qu'il s'endormit et même d'un sommeil profond , car la nature et la jeunesse avaient besoin de ré- parer en raison de ce qu'elles avaient souffert. Puis, encore une fois, au milieu de son sommeil, de ce repos de mort qui affaissait tous ses mem- bres, la porte s'ouvrit doucement... on appro- cha de sa couche, et une voix, toujours la même voix douce, prononça à demi-voix:
— Levez-vous et venez... on veut vous sau- ver... votre cheval est prêt!...
20 BIEMOIRES
Et le courageux jeune homme, réveillé par ces paroles... oîi veut vous sauver!... venez ... réoon- dit toujours en allemand :
— Que me veut-on ?
Castaiios , en apprenant cette nouvelle tenta- tive et son résultat, dit que le jeune Paisse était un noble jeune homme... il l'avait deviné, lui!...
Mais son opinion ne put influencer en rien cette commission qui voulait trouver le jeune homme coupable... qui ne le pouvait pas, et qui était toute rugissante de fureur de son impuis- sance devant cet innocent qu'elle voulait trouver criminel... Il y a dans la passion de l'esprit de parti , et de l'esprit de parti tel qu'on le sent en Espagne, une fièvre à redoublement qui trouble la raison... Ces hommes ainsi aux prises avec cette volonté qu'ils ne pouvaient satisfaire, n'é- taient plus des hommes... c'étaient les mêmes juges qui avaient fait scier René... mettre le co- lonel Pavetti dans un four... et mourir Frances- chi de douleur, comme devant souffrir plus dou- loureusement., parce qu'il aimait avec amour et même avec délire dans sa patrie. Et cependant c'est une grande et belle nation que la nation espagnole... oui, sans doute., mais une fois ses passions éveillées , précisément parce que cette nature d'hommes est taillée sur un patron à
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 2 1
grandes proportions, tout ce qui se meut dans ce vaste cadre est gigantesque comme lui ; et l'amour de la patrie, celui de ses rois, étaient deux affec- tions premières pour l'Espagnol, et son devoir de leur vouer un culte dans un temps où tous deux étaient attaqués et envahis.
Leckinski, bien persuadé de la légitimité de leur conduite, savait aussi combien il leur im- portait de connaître le sort qu'on réservait à l'armée espagnole que Junot avait sous ses or- dres... Sa position recevait par là un nouveau danger qu'il pouvait mesurer dans toute son étendue. Il le vit, et ne pâlit pas devant ce dan- ger, bien qu'il fût seul alors; mais il se raffermit encore dans la résolution de ne pas faillir, car maintenant pour lui il y allait de la mort ou de la vie.
La nuit qu'il passa fut cruelle. Le matin, à peine le soleil était-il levé, que quatre hommes, dont faisait partie celui qui prétendait l'avoir vu à Madrid, vinrent le prendre pour le conduire devant une sorte de tribunal composé de plu- sieurs officiers de l'état-major de CastaÛGS. Pen- dant le court trajet qu'ils avaient à faire, ils lui adressaient les plus terribles menaces... mais, fidèle à sarésolution,il ne paraissait rien entendre.
Arrivé devant ses juges, il parut comprendre
22 MlÎMOIRES
ce qu'il voyait plutôt par l'appareil qu'on y avait mis que par ce qu'on disait autour de lui... et il demanda, toujours en allemand, où était son interprète?... On le fît venir, et l'interroga- toire commença.
Il eut d'abord pour objet son voyage de Ma- drid à Lisbonne ; il répondit en montrant les dépêches de Tambassadeur de Russie à l'amiral Siniavin , et son passeport. Il est certain que, sans la rencontre malheureuse du paysan , qui décla- rait l'avoir vu à IMadrid, ces preuves étaient plus que suffisantes... mais l'assertion que cet hom- me qui soutenait son dire avec une fermeté ex- traordinaire, et cependant naturelle, puisqu'il avait raison, jetait un jour sur le jeune Polo- nais qui le faisait envisager , par ces hommes passionnés, corair.e espion, et dès lors sa situa- tion devenait alarmante. Cependant il soutint toujours également s £"5 dire,ei ne se coupa dans aucune réponse.
— Demandez, lui dit enfin le président de la commission , s'il aime les Espagnols puisqu'il n'est pas Français?
L'interprète transmit la question.
— Oui, sans doute, répondit Leckinski, j'aime la nation espagnole, et je l'estime pour son beau
DE LA. DUCHESSE D AERANTES. 2J
caractère. Je voudrais que nos deux nations fussent amies.
— Mon colonel, dit l'interprète au président, le prisonnier dit qu'il nous hait parce que nous faisons la guerre comme de vrais bandits; il nous méprise, et son regret, a-t-il ajouté, est de ne pas pouvoir réunir la nation dans un seul homme pour terminer cette odieuse guerre d'un seul coup...
Et tandis qu'il parlait, tous les yeux de ceux qui composaient le tribunal suivaient attenti- vement la moindre expression de la physiono- mie du prisonnier, pour juger de l'effet que produirait sur lui l'infidélité de son interprète. Mais Leckinski , en venant au tribunal, s'at- tendait à quelque épreuve, et il s'était fortifié encore dans sa résolution de déjouer toutes les attaques.
S'ils me tuent, se disait-il^ ils tueront un homme non seulement innocent, mais innocent par l'apparence, et ils auront tout l'odieux de ma mort.
Dans le fait réel, il n'était pas coupable; car il n'était pas espion... il traversait ainsi l'Es- tramadoure, mais ne cherchait à rien surprendre.
— Messieurs, dit le général Castafios, qui avait assisté à cette épreuve, tentée malgré lui, mais
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dont il ne faisait pas partie , il me semble que ce jeune homme ne peut être soupçonné. Le pay- san se sera trompé... que la liberté soit rendue au prisonnier, et qu'il poursuive sa route. En ren- dant compte de ce qui lui est arrivé, il voudra bien songer au péril continuel de notre position: il fait excuser la rigueur que nous sommes forcés d'employer... On rendit à Leckinski ses armes, ses dépêches , on lui donna un laisser-passer^ et le noble jeune homme sortit ainsi victorieux de l'épreuve la plus forte, bien sûrement, qu'on puisse présenter à une âme humaine'. Pour en sortir ainsi triomphant, il faut être plus qu'un homme.. . Il arriva à Lisbonne... remplit sa mis- sion , et voulait encore retourner à Madrid, mais Junot ne le voulut pas permettre... C'est une belle et vaillante nation que les Polonais... quel immense parti l'empereur Napoléon pouvait tirer de son intime alliance , comme nation , comme puissance, au lieu de les ajouter comme troupes auxiliaires à ses nombreuses phalanges!.. Mais il faut se taire avant de prononcer sur le plus ou moins de raison de ce qu'a fait Napoléon. Les mystères du génie de cet homme sont immenses, et pour qu'il n'ait pas relevé le dé que la fortune
• M. Leckinski est en France en ce moment.
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avait jeté devant lui , c'est que les combinaisons de son jeu ne le lui commandaient pas.
Puisque j'ai prononcé le nom du général Fran- ceschi , je vais raconter son histoire :
Le général Franceschi avait épousé la fille du général Mathieu-Dumas , et l'aimait avec dé- lire; elle le lui rendait de tout l'amour de son cœur, et ils étaient heureux du bonheur des anges, quand la guerre d'Espagne commença... Le général Franceschi fut pris par la bande du Capucino , et enfermé dans le vieil Alhambra... Son échange fut long-temps sollicité par le roi lui-même , dont il était aide-de-camp , mais tou- jours infructueusement. Le pauvre captif dessi- nait admirablement, et, pour tromper les lon- gues heures de la prison, il dessinait sur les antiques murailles... On voyait le Capucino avec la robe de son ordre et coiffé du schakos de hus- sard du général Franceschi... Le captif avait saisi son geôlier dans toutes ses positions et dans tous ses costumes burlesques... Ce misérable n'était son ennemi auparavant que comme son adver- saire... il le devint comme homme, et dès lors tout espoir d'échange fut interdit'... Le pauvre
» Le gênerai Franceschi fut malade dangereusement , au point d'intéresser le général anglais sir Arthur Wellcsley (lord
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Franceschi était malade... En apprenant qu'il ne reverrait la France qu'à la fin de la guerre, il de- vint plus mal... puis plus mal encore... et au bout de quelques semaines il mourut...
Ce n'est pas lui qu'il faut plaindre !... il recevait la liberté par la mort... mais sa femme ! sa pauvre femme!... qui chaque jour, trompée par son père et par sa sœur', et croyant voir arriver son mari, écoutait le bruit de la rue pour y distinguer ce- lui d'un fouet de poste, le roulement d'une voi- ture!... Et, pour remplacer ces momens espérés par une âme passionnée d'amour, que lui arri- va-t-il? un cadavre embaumé... Pauvre jeune femme! comme elle fut malheureuse!... nous avons toutes vu son désespoir... Elle demeura pendant des mois entiers , passant les nuits sans dormir, sans entier dans un lit, échauffant son sang en se privant de nourriture... ayant trop
Wellington). Ou sollicita son échange de la Junte, elle refusa. Il ne voulut pas quitter dix-sept officiers français, prisonniers comme lui , et il fut jeté avec eux dans la citadelle de Cartha- gène, où il mourut, dans les bras de M. Bernard, son aide- de-canip , au moment où sa femme allait le trouver dans sa prison... Le général Franceschi était un homme remarqua- ble sous tous les rapports.
' L'autre fille de 3IathieuDumas était madame de Saïut- Didier. Son mari était préfet du palais.
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de vertu pour se donner la mort , et n'ayant pas le courage de vivre... ne voulant pas se tuer et voulant mourir!... Si jeune encore, et déjà si malheureuse!... Hélas! une si frêle structure ne pouvait long-temps résister à une telle souf- france !... Et le jour du malheur vint aussi pour le père, et le jour du malheur sans espoir... Elle se repentit alors, mais trop tard, car elle sentit qu'elle était aimée, et que ce qu'elle souffrait, elle allait le faire souffrir.
J'étais encore à Burgos lorsque la nouvelle du sénatus-consulte organique, qui sanctionnait la réunion définitive des Etats romains à la France, parvint en Espagne... Je voyais alors assez sou- vent deux ou trois Espagnols de distinction, dont l'un était, je crois, le frère ou le cousin du mar- quis de Villacarapo, et l'autre, un chanoine de la cathédrale , hommes des plus instruits , parlant plusieurs langues, et notamment le français, avec une grande facilité. Ils étaient bons Espagnols, mais ils gémissaient sur les maux de leur patrie, et comprenaient très bien que l'Espagne gouver- née par de sages lois et un souverain comme l'empereur, par exemple, ils redevenaient encore les hommes du temps de Charles-Quint et d'Isa- belle, sauf la modification des temps... Ils n'a- vaient aucune superstition, aucun fanatisme, ils
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étaient enfin 7nonarchiens '; mais ils connaissaient leurs compatriotes. Et le jour où la nouvelle cle ce sénatus-consulle organique fut annoncée en Espagne , ils vinrent chez Junot , et lui deman- dèrent si elle était vraie... Nous avions recule Moniteur, et elle n'éltait que trop véritable. Rome et les Etats romains formaient deux départe- mens, et toute puissance temporelle était détruite sous l'empire français. Du reste , le pape avait le choix de sa résidence, et pouvait conserver un palais à E-ome et à Paris.
H est difficile de rendre l'effet de cette nou- velle. A peine y fut-elle connue, que des milliers de copies de la bulle d'excommunication y furent également répandues... Le moindre enfant, celui même en bas âge , pouvant à peine parler, bal- butiait contre nous d'horribles invectives... Qui n'a pas vu de près ce contre-coup terrible, ne peut avoir une idée juste de ce que l'empereur fit alors comme faute. Je ne sais quelle était celle qu'il avait à reprocher au pape. Je ne me char- gerai pas de cette enquête ; mais quelle qu'elle fut, elle n'est pas en raison suffisante pour ex-
1 On appelait MONARcniENS à l'assemblée constituante ceux qui étaient pour le roi et la constitution de Qi. C'est l'abbé Raynal qui s'est le premier servi du mot monarchiste , et il a étc consacré depuis.
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cusèr ce qui fat fait ensuite. L'Espagne n'a été le tombeau de quatre cent mille Français que par celte funeste faute de la prise de possession de la ville de Rome, et surtout de la captivité du. pape. Ce n'est pas celle de Ferdinand VII, et 1 820 Va. suffisamment prouvé, c'est V excommunication lancée sur la tête de Napoléon, et portant sur chacune de celles de ses soldats.
J'étais quelques mois après à Salamanque, dans la jolie maison du marquis de La Scala. Sa femme de charge avait une petite fille de deux ans et demi à peu près , jolie comme les anges , et que j'aimais beaucoup... elle avait aussi une grande affection pour moi, ou plutôt pour mes bonbons, et surtout pour mes ellemas ' d'Elvas... Elle venait souvent auprès de moi tandis que je travaillais à ma layette dans le jardin de la maison , et là elle babillait tout à son aise. Un jour elle s'ap- procha de moi et grimpa sur mes genoux. Comme j'étais enceinte de mon fils Alfred, et assez avan- cée dans ma grossesse, je la remis à terre. Mais l'enfant m'aimait, et jetant ses petits bras autour de mon cou , elle ne voulut pas me quitter. Je laissai alors mon ouvrage et la remis sur mes ge-
« Grosses prunes confites... c'est la plus délicieuse con- fiture sèche que l'on puisse manger. La prune est très grosse, longue et d'un très beau vert.
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noux... En causant avec elle et en riant, je jouais aussi avec les mille et une choses que les enfans espagnols ont après eux... Tout-à-coup je tirai de sa petite poche une chaîne d'argent, à laquelle était suspendu un couteau (le cuchillo)...Une telle arme dans la main d'un enfant si jeune me parut une imprudence, et je voulus le lui ôter... mais la petite se jeta sur mes mains , en s'écriant avec une expression remarquable à tout âge, mais surtout au sien :
Dexa lo^l... dexa lo [...essepor matar un Fran- chi
La pauvre enfant ne savait pas ce qu'elle disait seulement, mais elle répétait là ce qu'elle enten- dait dire toute la journée à son père, à son oncle, et à tous ceux qui habitaient Salamanque ; le mouvement de sa petite main surtout était in- concevable en me disant :
— Esse por matar un Francès !
Ce fut peu après que parvint également en Espagne la nouvelle aussi bien importante qui annonçait que l'Amérique espagnole du Sud formait un gouvernement fédératif, sons le nom de confédération américaine de Venezuela... c'étaient les provinces de Barinas, Caracas,
' Laisse-le ! laisse-le ! c'est pour tuer un Français !
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TruxillOi Margarita, Cumana, etc., etc.. De semblables révolutions devaient bientôt suivre et montrer le Nouveau-Monde aussi inquiétant, pour la conquête de l'Espagne, que pouvait l'être la mère-patrie; car l'Espagne, sans ses posses- sions d'Amérique, n'esl qu'un grand corps dé- charné dont les os tiennent à peine entre eux... Sans doute, il peut se raffermir et redevenir ce qu'il était avant la découverte des ses fleuves d'or et de ses montagnes de pierreries... mais alors l'Espagne avait les Maures et des rois comme Alphonse X et Ferdinand d'Aragon...
Cependant nous remportions degrandes victoi- res en Espagne, c'est-à-dire que , selon le Moni- teur^ nous prenions des villes et des provinces... nous les prenions bien, en effet ; mais qu'est-ce que cela voulait dire? rien du tout pour la conquête de l'Espagne , et la suite a prouvé ce que je dis. . . Nous prenions des villes, c'est vrai... mais une fois maîtres de ces villes, nous ne pouvions nous promener au-delà des murs sans courir le risque d'être pris par les guérillas, ainsi que je le ra- conterai tout à l'heure pour moi. L'Espagne pou- vait être conquise^ mais jamais soumise , comme je l'écrivais à une de mes amies, après la prise d'Astorga.
Yoici néanmoins une petite anecdote qui
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montre à quel point l'empereur portait sa